Le dimanche 29 janvier dernier,
l'Iran a procédé à un tir de missile balistique qui n'a pas manqué de susciter
l'ire de la nouvelle administration américaine, laquelle en a profité pour
demander une réunion d'urgence du Conseil de Sécurité des Nations-Unies (CSNU) –
la première depuis sa prise de fonction – afin de condamner ce qu'elle qualifie
de nouvelle provocation "totalement inacceptable et irresponsable" de
la part de Téhéran.
Pour comprendre les tenants et les
aboutissements de ce tir de missile, ainsi que les postures diplomatiques des
différents acteurs impliqués, il est important de tout d'abord préciser
certains éléments.
Avant toute chose, il s’agit
d’un événement qui n’a rien d’exceptionnel pour l’Iran. Depuis de nombreuses
années déjà, la République islamique communique autour de sa puissance supposée
en ayant recourt à des tirs de missiles, généralement très médiatisés. Cela
contribue à alimenter l'image d'une République islamique puissante, avancée sur
le plan technologique, à même de maintenir sa politique de
"résistance" et de "lutte contre l'injustice occidentale" ;
ces deux principes constituant par ailleurs les fondements de son identité étatique
basée sur le khomeynisme. De même, le développement d'un programme balistique
apparaît comme une nécessité aux yeux de nombreux militaires iraniens, et ce
afin de garantir à Téhéran une capacité de projection de puissance à même de
compenser partiellement les lacunes de sa force aérienne.
Pour le régime iranien, les
préoccupations suscitées par le développement de son programme balistique
constituent un problème dissocié de son programme nucléaire. L'administration
de G.W. Bush avait tenté de lier complètement les deux dossiers tandis que
l'administration Obama avait quant à elle adopté une position plus ambiguë, et
ce afin de ne pas entraver la conclusion d'un accord sur la question nucléaire.
Au final, l'accord de juillet 2015 (JCPOA)[1] se retrouve de facto partiellement lié à la question balistique puisque la
résolution 2231 du CSNU[2]
fait le lien avec le JCPOA en interdisant à l'Iran toute activité - pour une
durée de 8 ans - concernant les missiles balistiques ayant la capacité de transporter des armes nucléaires. Cette formulation
– qui ouvre la porte à différentes interprétations – exclue donc les systèmes d’armes balistiques qui ne
sont pas en mesure de constituer des vecteurs pour une arme nucléaire. Or,
c’est justement sur cette capacité supposée du dernier missile tiré par l’Iran
que Téhéran et Washington s’affrontent. Nous y reviendrons. L'administration
Trump quant à elle, si elle désire remettre en cause l'accord de juillet 2015
sur la question nucléaire iranienne, pourrait être tentée d'utiliser le
prétexte du programme balistique de Téhéran à cette fin. Cette crainte est par
ailleurs partagée par les Etats soutenant le JCPOA, dont la Russie, la Chine, la
France et bien entendu l’Iran.
Notons d'ailleurs que Jean-Marc
Ayrault était lundi et mardi derniers en visite officielle à Téhéran et que la
nouvelle de ce tir de missile l'a quelque peu plongé dans l'embarras dans la
mesure où elle est survenue lors d'une visite dont le bilan était présenté jusque
là par la diplomatie française comme très positif. Le ministre français
des Affaires étrangères s’est ainsi contenté d’exprimer la
« préoccupation » de la France au regard de ce tir effectué par
l’Iran, ajoutant que ce celui-ci allait à l’encontre de « l’esprit »
de la résolution 2231, en se gardant bien toutefois de déclarer qu’il
s’agissait d’une violation de la dite résolution[3].
Cette formulation prudente s’explique par le fait que la France ne souhaite pas
encourager une escalade qui pourrait porter atteinte au JCPOA[4].
Jean-Marc Ayrault en a également profité pour faire part de l’inquiétude de la
France quant à l’attitude avec laquelle la nouvelle administration américaine
comptait aborder l’accord sur le nucléaire iranien[5].
Ces propos font écho à ceux de son homologue iranien, lequel a déclaré « espérer
que la question du programme défensif de l'Iran (...) ne sera pas utilisé comme
un prétexte » par la nouvelle administration américaine pour « provoquer
de nouvelles tensions »[6].
Le choix des mots montre ici toute son importance. Alors que les Etats-Unis et
les pays européens parlent de « programme balistique », l’Iran parle
quant à lui de « programme défensif ». La nuance est en réalité de
taille : « quel Etat souverain n’aurait pas le droit de se défendre
et de développer les capacités nécessaires pour ce faire ? ». Voilà
en réalité comment le régime iranien présente le problème. Pour Téhéran, son
programme balistique n’est officiellement que strictement défensif. Nous ne
reviendrons pas ici sur le fait qu’un système d’armes « défensif »
peut en réalité bien souvent être utilisé à des fins offensives, mais pour la
population iranienne, l’argument du régime – inhérent à sa manière de présenter
les évènements – rencontre au final un large écho. Qui plus est, cela alimente
le sentiment populaire – voulu par le régime – d’une injustice émanant des
Etats-Unis qui refuseraient le droit de Téhéran à se défendre.
Cela étant, que conclure du
déroulement des évènements ? Comme évoqué précédemment, un tel tir n'est pas
surprenant de la part de la République islamique. Ce qui l'est en revanche,
c'est qu'elle n'a pas communiqué d'informations sur ce tir dans ses médias
officiels – du moins dans un premier temps –
puisque la nouvelle est arrivée de Washington. Le calendrier se prêtait
pourtant bien à une belle opération de communication dont le régime est
coutumier : nous sommes juste avant les célébrations de l'anniversaire de
l'avènement de la République islamique (en février) et ce type d'évènement
s'accompagne généralement de démonstrations de force, dont les tirs de missiles
balistiques peuvent être une des composantes. La raison de ce silence semble
résider dans le fait que le tir s'est au final soldé par un échec[7]. D’après un responsable américain, le
missile aurait explosé en vol après avoir parcouru environ 1010 km[8].
En ce qui concerne le type de missile testé, celui-ci serait, selon Nikki Haley
- la nouvelle ambassadrice américaine à l'ONU - de moyenne portée, avec un
rayon d'action de 300 km, et capable de transporter une charge de 500 kg, ce
qui serait, selon les Etats-Unis "plus que suffisant pour transporter une arme
nucléaire"[9]. Enfin, toujours d’après Washington, le
dernier test d’un missile de ce type par Téhéran remonterait à juillet 2016[10]. Nous remarquons qu'une certaine contradiction persiste cependant quant à la portée du missile au regard de ces déclarations... De son côté, si le régime iranien s'est contenté dans un premier temps de ne ni
infirmer, ni confirmer le tir d'un missile dimanche dernier, il a dû finalement
se résoudre à en admettre l’existence dans une déclaration qui n’est survenue
que ce mercredi 1er février[11].
Le ministre iranien de la Défense, Hossein
Dehghan, a par ailleurs démenti, ce jeudi 2 février, les informations de
Washington selon lesquelles le tir de dimanche dernier s’était soldé par un
échec, affirmant au contraire qu’il avait été couronné de succès[12]. Au
regard de sa politique de communication dans le domaine des affaires
militaires, cette affirmation de Téhéran n’apparaît pas étonnante puisque la
République islamique se refuse généralement à avouer ses échecs, surtout si ces
derniers sont révélés par les Etats-Unis. En revanche, Téhéran ne manque pas
d’exagérer ses succès et le silence initial des autorités iraniennes, de même
que le calendrier des déclarations des différents responsables iraniens, ne
cadrent pas le schéma de communication habituellement observé lorsque les
essais balistiques sont effectivement réussis. Il y a fort à parier que si
Washington n’avait pas dénoncé ce tir de missile, l’échec de celui-ci aurait
été gardé sous silence par le régime iranien. Or, les révélations américaines
ont ici poussé Téhéran à réagir selon un mode opératoire bien connu :
dénoncer les « mensonges de l’Occident » quant à l’échec évoqué et
parler au contraire de succès pour la République islamique.
Quoi qu'il en soit, la
révélation de ce tir permet de facto à Téhéran de "tester" la
nouvelle administration américaine. Cette dernière, qui se veut moins
complaisante que l'administration Obama à l'égard de l'Iran, en a donc profité
pour demander une réunion en urgence du CSNU afin d'examiner si ce tir
constitue, oui ou non, une violation de la résolution 2231 du CSNU. Pour Washington, si le missile tiré, en tant qu'objet matériel, a la
capacité de transporter un charge nucléaire, hypothétiquement parlant, alors il
y a violation de la résolution 2231. Les Iraniens et les Russes ne partagent
pas cette lecture. Pour Téhéran ainsi que pour Moscou, il est impossible qu'un
missile iranien puisse avoir la capacité de transporter une arme nucléaire
puisque l'Iran n'a pas d'armes nucléaires. C'est donc, de leur point de vue,
matériellement impossible et la question ne se pose dès lors pas. En réalité,
la Russie et l’Iran retournent le problème : à les écouter, la détention de
l'arme nucléaire doit, selon eux, être une condition nécessaire, un préalable,
à la détention de missiles balistiques capables de transporter une charge
nucléaire. D'ailleurs, le ministre iranien des Affaires étrangères, M. Zarif, a
déclaré que les missiles iraniens ne savaient pas être conçus pour
transporter des charges nucléaires puisque l'Iran ne dispose pas de telles armes et qu’il ne compte pas en
acquérir[13].
De même, la diplomatie russe a réagi en affirmant que la résolution 2231
n'interdisait en rien à l'Iran de mener à bien des tirs de missiles balistiques,
sous-entendu, "conventionnels"[14].
Cela dit, et indépendamment des différentes postures diplomatiques, il faut
bien garder à l'esprit que chaque tir de missile - réussi ou non - contribue à
renforcer les connaissances iraniennes dans le domaine de la balistique
(propulsion, dynamique de vol, etc.) et que de ce fait, ces tirs renforcent bel
et bien les capacités de l'Iran à développer des systèmes d'armes capables de
transporter, le cas échéant, des ogives nucléaires. Nous remarquons donc
que la formulation de la résolution 2231 ouvre la voie à diverses
interprétations, parfois très subjectives. Cela est dû au fait que le texte se
montre particulièrement flou sur la définition d’un missile balistique
« capable de transporter une arme nucléaire » et c’est bien derrière
cette ambiguïté que s’abritent les diplomaties russe et iranienne.
Au regard de ces différents
positionnements diplomatiques, la réunion d’urgence du CSNU demandée par
Washington ne s’est bien évidemment pas soldée par une condamnation de l’Iran. Moscou
n'entend pas lâcher Téhéran et tout au plus, la Russie se contentera à l’avenir
de protestations verbales (et encore), arguant que ce type de démonstration ne
contribue peut-être pas, en effet, à minimiser la défiance existante entre
Washington et Téhéran. Mais pour le reste, il y a fort à parier que Moscou
continuera à protéger Téhéran sous son "parapluie institutionnel"
grâce à son statut de membre permanent du CSNU. D'ailleurs, dans la mesure où
la Chine et la France soutiennent également le JCPOA et que l'un comme l'autre
ne souhaitent pas voir Washington user du prétexte du programme balistique de
Téhéran pour remettre en cause l’accord sur le nucléaire, les Etats-Unis
pourraient bien se retrouver isolés au sein du CSNU, du moins en ce qui
concerne cette question[15].
Bien entendu, en cas de provocations répétées de la part de Téhéran, ils
parviendront peut-être à faire adopter un texte qui condamne verbalement de
telles provocations jugées inutiles, mais ils ne parviendront pas à remettre en
cause la viabilité du JCPOA, du moins pas par cette voie et pas pour le moment.
Enfin, "hasard" du calendrier, la République islamique a confirmé ce
mercredi, au lendemain donc des discussions du CSNU, que le Président Rohani se rendra en Russie au mois de mars
prochain[16] et que le ministre adjoint des Affaires
étrangères iranien se rendra quant à lui à Moscou le 8 février[17]. Deux
annonces qui ont au moins le mérite d’afficher clairement les liens privilégiés
entre les deux pays.
Au final, ce tir
permet donc bien à Téhéran de tester la réaction de la nouvelle administration
Trump (laquelle ne s’est pas faite attendre), mais aussi et surtout de tester
ses soutiens au sein du CSNU, et de ce point de vue, Téhéran peut être rassuré.
Cela dit, il ne faudrait pas non plus que la République islamique cherche à
tirer trop sur la corde. Pareil comportement apparaîtrait en effet inacceptable
pour beaucoup et cela pourrait fragiliser les soutiens dont elle profite
actuellement. Or, la surenchère et la provocation sont un mode de réponse prisé
par les plus durs du régime lorsque ces derniers s’estiment mis sous pression.
Aussi, si Washington pourrait tenter d’instrumentaliser tous les prétextes afin
de remettre en cause le rapprochement initié avec l’Iran sous Obama, certains
conservateurs iraniens pourraient chercher à instrumentaliser les réactions
américaines afin de nourrir la surenchère. Nous assisterions dès lors à une
escalade au sein d’une spirale de la défiance, et ce, alors que durant les huit
années de sa présidence, Barack Obama n’avait pas ménagé ses efforts pour
justement faire sortir les deux pays d’une spirale similaire qui avait été mise
en place par la dénonciation de l’Iran en tant que membre de l’Axe du mal par
G.W. Bush d’une part, et d’autre part par les tensions suscitées par le
programme nucléaire de Téhéran. Si l’administration Trump n’est pas parvenue à
faire condamner l’Iran pour ce tir de missile, elle a bien démontré qu’elle
était dans les starting-blocks, prête à réagir au quart de tour au moindre
comportement qu’elle jugerait condamnable. Par ailleurs, James Mattis, le nouveau
Secrétaire à la défense, s’est fendu d’une déclaration au sein de laquelle il
insiste sur le fait que Washington met officiellement Téhéran « en
garde »[18]. Cette formulation qui sonne comme une menace,
n’a pas manqué de faire réagir les officiels iraniens, dont Ali Akbar Velayati
– ancien ministre iranien des Affaires
étrangères et conseiller spécial du Guide suprême pour les affaires
internationales – qui n’a pas hésité à inviter la nouvelle administration
américaine à consulter ses prédécesseurs[19].
Le ton est donc donné. Mais ce que la nouvelle administration américaine ne
semble pour l’heure pas réaliser, c’est que chacune de ses décisions ainsi que
chacune de ses déclarations concernant l’Iran (suppression des visas,
déclarations sur le JCPOA, sur le programme balistique,…) ne fait au final que
renforcer les conservateurs en donnant raison à leur rhétorique. Or ce faisant,
la politique de l’administration Trump pourrait bien engendrer des résultats en
totale opposition avec ceux attendus par le nouveau locataire de la Maison
Blanche.
[1] Voir : U.S. Department of State, « Joint Comprehensive Plan of Action », https://www.state.gov/e/eb/tfs/spi/iran/jcpoa/
[3] Ministère français des Affaires étrangères,
« Iran - tir de missile balistique », 31 janvier, 2017, http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/iran/evenements/article/iran-tir-de-missile-balistique-31-01-17
[4] Nous remarquerons par ailleurs que l’Union européenne
a également adopté une position prudente en invitant Téhéran à restreindre ses
activités qui pourraient contribuer à alimenter la méfiance mutuelle. Par
ailleurs, l’UE s’est montrée ferme en rappelant que le JCPOA ne concernait pas le programme balistique iranien et
que la légalité du tir de dimanche dernier au regard de la résolution 2231
était une affaire qui ne regardait que le CSNU.
[5] REUTERS/IRISH J., « France, worried by Trump,
promises to be defender of Iran nuclear deal »,
January 30, 2017, http://uk.reuters.com/article/france-iran-idUKL5N1FK531
[6] AFP, « L'Iran
appelle Washington à ne pas créer de "nouvelles tensions" », 31
janvier, 2017, http://www.la-croix.com/Monde/L-Iran-garde-Washington-contre-nouvelles-tensions-2017-01-31-1300821365
[7] COHEN Z., « US
rips 'irresponsible' Iran after missile test », CNN, February 1, 2017, http://edition.cnn.com/2017/01/31/politics/us-iran-missile-test/
[8] REUTERS/ALI I., « Iran tested medium-range
ballistic missile: U.S. official », January 30, 2017, http://www.reuters.com/article/us-usa-iran-missiles-idUSKBN15E2EZ
[9] LE MONDE/AFP, « L’Iran affirme
que son « test » de missile était conforme à l’accord
nucléaire », 1er février, 2017, http://www.lemonde.fr/international/article/2017/02/01/l-iran-affirme-que-son-test-de-missile-etait-conforme-a-l-accord-nucleaire_5072723_3210.html
[11] LE FIGARO/REUTERS, « Iran: l'essai d'un
missile confirmé », 1er février, 2017, http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2017/02/01/97001-20170201FILWWW00109-iran-l-essai-d-un-missile-confirme.php
[12] TASNIM NEWS AGENCY, « Iran’s
Recent Missile Test Successful: DM », February 2, 2017, https://www.tasnimnews.com/en/news/2017/02/02/1316048/iran-s-recent-missile-test-successful-dm
[13] FRANCE 24, « Tir de missile iranien : Paris
exprime son "inquiétude", réunion d'urgence du Conseil de
sécurité », 1er février, 2017, http://www.france24.com/fr/20170131-iran-tir-missile-balistique-nucleaire-iranien-ayrault-teheran-reunion-conseil-securite-onu
[15] Il est à noter bien évidemment que la posture de la
France est susceptible d’évoluer en fonction des résultats de la prochaine
élection présidentielle française.
[16] TASNIM NEWS AGENCY, « Iran’s
Embassy in Moscow Confirms Rouhani’s Visit to Russia », February 1, 2017, https://www.tasnimnews.com/en/news/2017/02/01/1314624/iran-s-embassy-in-moscow-confirms-rouhani-s-visit-to-russia
[17] SPUTNIK, « ranian
Deputy Foreign Minister to Visit Russia for Nuclear Deal Consultations »,
February 1, 2017, https://sputniknews.com/politics/201702011050246744-iran-russia-nuclear-deal/
[18] AFP, «Trump puts
Iran 'on notice,' denounces nuclear deal », February 2, 2017, https://www.afp.com/en/news/23/trump-puts-iran-notice-denounces-nuclear-deal
[19] TASNIM NEWS AGENCY, « Velayati:
Iran to Press On with Missile Program », February 2, 2017, https://www.tasnimnews.com/en/news/2017/02/02/1316189/velayati-iran-to-press-on-with-missile-program
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