Né le 24 septembre 1902 à Khomein, une petite ville de
province située au sud-ouest de Téhéran, Rouhollah Khomeiny est issu d’une
famille pieuse dont la généalogie remonte jusqu’au au Prophète Mohammed par
l’intermédiaire de sa fille Fatima ainsi que via le 7ème Imam
chiite, Musa al-Kazim. Cette descendance confère aux clercs de la famille le
titre de Seyyed, lequel s’extériorise
par le turban noir que seul les descendants du prophète sont autorisés à
porter. Après avoir perdu son père dans sa petite enfance, Khomeiny se retrouve
orphelin en 1918 suite au décès de sa mère. Peu de temps après, il commence ses
études religieuses en intégrant la célèbre madreseh
Faiziyeh, dans la ville sainte de Qom, où il suit l’enseignement du Sheikh
Abdolkarim Haeri, un célèbre érudit apolitique et marja réputé[1]. A Qom,
Khomeiny reçoit une formation classique pour l’époque en logique et droit
religieux, et devient finalement mojtahed
aux environs de 1936, soit à un âge assez jeune en comparaison de ses
condisciples[2]. Dès ce
moment, il est autorisé à enseigner et publier de son propre chef.
Dans les années 1930, il étudie l’erfan[3]
(gnose islamique) et la philosophie avec Mirza Ali Akbar Hakim, un mystique
alors très critiqué par le clergé traditionnel[4], mais
aussi et surtout, avec Mirza Mohammad Ali Shahabadi[5]. Ce
dernier est une autorité reconnue sur l’étude du mysticisme mais il s’intéresse
encore plus aux problèmes politiques de l’époque ; un intérêt qui va alors
bien au-delà de celui de beaucoup de ses collègues oulémas et qui déteint sur
certains de ses élèves, dont le jeune Khomeiny. Il est en effet convaincu de
l’importance d’expliquer au peuple les idées religieuses dans un langage qu’il
est à même de comprendre. Aussi, il invite ses étudiants à simplifier la réalité
afin que le discours obtienne une plus large appréciation populaire ; une
démarche que le Prophète a lui même encouragé selon Shahabadi : « parlez
aux gens en accord avec le niveau de leur intelligence »[6].
Khomeiny retiendra bien cette leçon et l’appliquera, avec plus de succès et
d’efficacité, lorsqu’il s’affirmera quelques années plus tard en tant que
tribun politico-religieux. Si en Occident le mysticisme est bien souvent
associé au quiétisme, il n’en va pas de même dans l’Islam chiite ou l’erfan n’est pas exempt d’implications
politiques[7]. Ainsi,
l’erfan a joué un rôle important dans
la conceptualisation du style politique du « tout ou rien » des deux
principales figures politico-religieuses iraniennes de ces deux derniers
siècles, à savoir Jamal al-Din et Ruhollah Khomeiny[8]. Comme
l’explique Roy Mottadeh :
« Le cœur même de l’erfan
est la destruction de la distinction entre le sujet et l’objet ; une
expérimentation du monde au sein de laquelle celui qui voit et ce qui est vu ne
font qu’un. Et les enseignants de l’erfan
cherchent à transmettre à leurs étudiants un sens du courage envers tout ce qui
est extérieur, y compris l’apparente puissance politique coercitive du monde ;
courage que devrait avoir les vrais maîtres de l’erfan »[9].
Shahabadi, clairement influencé par les discours
nationalistes et souverainiste du 20ème siècle, est également opposé
au règne de Reza Shah, ce qui influence le développement de la pensée politique
de Khomeiny[10].
Khomeiny le reconnaitra lui-même, présentant Shahabadi comme son « père
spirituel et professeur » et disant de lui qu’il n’était pas uniquement un
excellent théologien et mystique mais aussi un véritable combattant (mobarez), ces trois éléments constituant
également les trois facettes de la propre personnalité de Khomeiny[11].
Perpétuellement insatisfait par l’orthodoxie religieuse
pronée par la majorité du clergé qu’il considère comme altérée et obsolète,
Khomeiny trouvera dans l’erfan une
voie alternative pour son développement personnel. Considéré par ses disciples
comme celui qui a démontré la compatibilité du mysticisme avec la Sharia et la
compatibilité de la Sharia avec le mysticisme, Khomeiny, à l’origine un jeune
homme frustré et introverti rendu aigri par la décadence et le déclin de
l’establishment clérical de son temps, vie au travers de l’erfan une illumination mystique qui constitue un tournant dans
l’élaboration de sa pensée religieuse et politique[12].
L’illumination au travers du mysticisme, vue par ses adeptes
comme un chemin menant à Dieu, a toujours été considéré par le clergé
traditionnel comme incompatible avec les révélations du Prophète. Pour les
tenants de l’orthodoxie, seule une totale obédience et dévotion peuvent paver
le chemin vers le divin. Aussi, tout au long de l’histoire de l’Islam, les mystiques
ont régulièrement été accusés d’hérésie, persécutés, exilés, voir même
exécutés. Pour Khomeiny, alors jeune mojtahed,
il convient dès lors de se montrer prudent dans les formulations de sa pensée.
Sa posture publique consiste à se montrer conforme avec la tendance générale du
clergé et à occulter ce que ce dernier pourrait trouver suspect – tel que le
mysticisme et la philosophie – en donnant l’impression de privilégier plutôt
l’étude du droit, de la jurisprudence islamique, du Coran, ainsi que l’étude de
la sunna du Prophète et des Imams[13]. Il
publie énormément sur ces différents sujets et rédige également des écrits
ayant trait au mysticisme tout en se gardant bien de rendre ces derniers
publics étant donné leur contenu sensible pour l’époque : une telle
démarche aurait pu en effet lui valoir des accusations d’hérésie et le mettre
au banc du milieu clérical[14]. Les
connaissances approfondies développées par Khomeiny dans de multiples domaines
allant du mysticisme à l’orthodoxie lui octroient au final un profil bien
singulier et remarqué. Il est ainsi l’un des rares à se voir octroyer le statut
d’expert en jurisprudence, à avoir atteint le plus haut niveau de connaissance
théorique sur le mysticisme, et à être reconnu comme un professeur respecté de
philosophie islamique ; le tout en étant également un éminent praticien de
l’Islam militant[15]. Par
ailleurs, lors de ses études à Qom, Khomeiny adopte progressivement un mode de
vie de plus en plus ascétique – qu’il conservera jusqu’à sa mort en 1989 – qui
n’est pas sans rappeler les stades préliminaires de la voie soufique :
renonciation aux délices et désirs du monde, auto-imposition de la pauvreté,
distinction stricte entre ce qui est légal et interdit au regard de la loi
islamique, etc[16]. Au
travers de ce mode de vie axé sur la simplicité et l’ascétisme, Khomeiny
cherche à s’élever, à se rapprocher de Dieu. Cela constitue une étape
supplémentaire qui s’inscrit dans un ensemble plus large, basé sur différents
axes d’apprentissage : l’ascétisme ne se suffit pas à lui-même et il en va
de même pour l’étude de la sunna.
Khomeiny associe donc les deux avec une
forte autodiscipline : pour lui, l’apprentissage théologique approfondi
des textes sacrés et du droit islamique engendre la connaissance qui mène à la
dévotion ascétique et à l’auto-purification, lesquels conduisent le croyant sur
la voie de l’illumination divine[17].
Tout au long de son apprentissage, la pensée de Khomeiny a
été fortement marquée par son étude des textes de Ibn al-Arabi[18], lequel
a lui même été influencé par l’idée néo-platonicienne du logos qui le conduisit à développer son concept de l’Homme Parfait[19] (al-insan al-kamil) à l’origine de la
doctrine mystique arguant de la préexistence du Prophète par rapport à son
incarnation terrestre[20]. Aux
yeux du mystique, l’Homme Parfait est le miroir parfait qui reflète avec
exactitude les perfections de Dieu. Comme le résument G.C. Anawati et Louis
Gardet :
« Ontologiquement, le Logos éternel est la Réalité des
réalités, principe créateur rationnel du cosmos. Aspect caché de la Divinité,
il n’est antérieur au monde que logiquement. Il comprend toutes les Idées et
toutes les choses existantes, absolument. Il se multiplie avec les êtres en
actes d’existence, mais ne se divise pas. On peut l’appeler Dieu ou Univers. De
lui, l’Univers procède comme le particulier de l’universel. Il est le réservoir
des Idées intelligibles et des stables Archétypes du monde du devenir. C’est
Dieu en tant que se manifestant sous forme de conscience universelle. L’homme
seul (l’Homme Parfait, non l’homme animal) le manifeste synthétiquement, et la
conscience qu’à Dieu de Lui-même atteint son sommet en cet Homme Parfait. En
lui se réalise alors l’objet de la Création, qui est le désir qu’à Dieu de se
connaître. Dans le processus de la descente de Dieu par rapport à notre
connaissance, le Logos est la première Epiphanie de Dieu »[21].
Dans cette approche, Muhammad est considéré comme une
manifestation du Logos et bien que chaque prophète soit un logos, Muhammad est le logos[22]. Il est
un principe cosmique éternel et par son intermédiaire, l’homme peut apprendre
les voies qui le rapprochent de l’Homme Parfait (et au-delà, à Dieu) puisque
Muhammad n’est autre que cet Homme Parfait incarné[23]. Il est
la plus fidèle des manifestations de Dieu, celui qui unit, qui complète et qui
boucle les enseignements prophétiques qui lui sont antérieurs en un seul
Principe universel, qui est la réalité muhammadienne[24], et le
principe actif de toute révélation ou inspiration[25]. Aussi,
Muhammad, dans son existence terrestre, fut le sceau de tous les prophètes[26].
Autrement dit, du point de vue mystique, le Logos exprime la réalité de
Muhammad (non sa forme physique) et Ibn al-Arabi érige donc l’Eternité de
Muhammad en Principe cosmique[27]. Dans
ses écrits, le mystique souligne tout particulièrement la fonction de leader
religieux de la communauté des croyants qui revient dès lors à l’Homme Parfait[28].
Le concept de l’Homme Parfait a fasciné Khomeiny et il lui a
fourni un moyen nouveau et plus pertinent afin d’exprimer sa vision du déclin
de l’Islam (nous y reviendrons dans un prochain post). Grâce aux outils
conceptuels que lui a prodigué son étude approfondie de l’erfan, Khomeiny remplace la notion impersonnelle de l’Un présente
dans le néoplatonisme par le Dieu de l’Islam ; l’Essence divine dotées des
caractéristiques et qualités décrites dans le Coran et les hadits[29]. Pour
les mystiques islamiques, l’univers pris dans son ensemble ne correspond pas à
Dieu dans sa pleine Essence et bien que créé par Dieu, il n’est qu’une facette
de celui-ci ; un miroir qui reflète certes la Création mais sans que
l’Essence divine ne se confonde avec la substance des choses. Dieu transcende
le substrat matériel et temporel de l’univers qui n’est au final qu’une
manifestation du divin, de l’être suprême, rendue tangible pour l’homme mais
dont la simple contemplation ne lui permet pas de saisir la pleine Essence de
Dieu. Cette pleine Essence du divin réside aussi et surtout dans l’Invisible.
Cela dit, pour le mystique islamique, l’univers est divisé entre d’une part le
macrocosme (ou logos proféré) et d’autre part le microcosme (ou logos
intérieur). Le macrocosme correspond à l’univers perçu par l’Homme au travers
de ses sens quand il observe le monde qui l’entoure. Le microcosme correspond
quant à lui au monde intérieur à l’Homme. Ces deux mondes se reflètent l’un sur
l’autre et l’Homme a l’opportunité unique de parfaire son être et de
« polir son âme » jusqu’à ce qu’il atteigne le stade au sein duquel
son microcosme et son macrocosme entrent en harmonie[30]. Comme
énoncé par Ibn al-Arabi dans son ouvrage « La Sagesse des
Prophètes » :
« … Et que l’homme doit d’abord connaître sa propre âme
avant de pouvoir connaître son Seigneur ; car sa connaissance du Seigneur
est comme le fruit de sa connaissance de lui-même, d’où la parole du
Prophète : « Qui se connaît lui-même, connaît son Seigneur ». De
ceci on peut déduire, soit que Dieu ne peut pas être connu et qu’on ne saurait
jamais L’atteindre – ce qui est parfaitement valable – soit que Dieu peut être
connu. Il faut que tu saches, d’abord que tu ne te connais pas toi-même, et
ensuite que tu te connais et que, par conséquent, tu connais ton
Seigneur. »[31]
L’Homme est ainsi capable de se parfaire lui-même au travers
de l’autodiscipline en suivant la guidance de la loi divine jusqu’à ce qu’il
atteigne le stade auquel il adopte la forme extérieure de l’Essence divine dans
sa manifestation visible et matérielle unifiée à l’Invisible. C’est à partir de
cet instant qu’il atteint le stade de l’Homme Parfait.
Pour Khomeiny et Ibn al-Arabi, l’Homme Parfait est une copie
de Dieu unissant le monde tangible de l’univers visible à l’Invisible où réside
la quintessence du savoir divin. Il est à la fois le centre et le principe
organisateur animant l’entièreté de l’univers créé, l’esprit et la vie des
choses, et, plus important encore, un canal au travers duquel Dieu révèle la
connaissance de sa voie à ses fidèles tout en les gratifiant de présents
spirituels[32]. Pour
Khomeiny, si l’univers est le miroir qui reflète l’Essence de Dieu, cette
Essence en elle-même demeure cachée dans l’Invisible. Or, au plus la
manifestation de Dieu dans le miroir de Son Essence (l’univers) se rapproche de
la perfection, au plus cette manifestation dévoile clairement ce qui est caché
dans l’Invisible. Cette manifestation parfaite, ce miroir parfait de Dieu dans
le miroir que constitue lui-même l’univers,
est incarnée par l’Homme Parfait[33].
L’influence de Ibn al-Arabi sur Khomeiny ne se limite pas à
des considérations théologiques et théoriques pures, elle a aussi eu en effet
des implications pratiques sur le futur leader de la révolution, tant sur les
aspects religieux, sotériologiques, que politiques de ses idées. Tout
particulièrement, la réflexion de Khomeiny quant aux fonctions et obligations
de l’être humain est enracinée dans la doctrine d’Ibn al-Arabi de l’Homme
Parfait et de sa conception de la vice-régence et de la sainteté accordée au
parfait individu de chaque époque. En tant que Shiite, Khomeiny a traité de
cette doctrine en la conjuguant avec une autre doctrine propre à ses croyances
religieuses, la doctrine shiite de l’Imanat. Loin d’être innovante, cette
pratique a déjà été adoptée avant lui par les mystiques shiites à partir du 14ème
siècle, époque à laquelle l’enseignement de Ibn al-Arabi s’est largement
répandu parmi les mystiques shiites iraniens[34]. Aussi,
il convient de souligner que pour Ibn al-Arabi et les mystiques sunnites
adeptes de sa doctrine, le modèle de l’Homme Parfait, source d’inspiration pour
les croyants et seul modèle d’identification possible, trouve toute sa
signification dans le Prophète Muhammad. Pour les Shiites en revanche, l’Homme
Parfait correspond à l’Imam de son temps et pour les Shiites duodécimains,
depuis la Grande Occultation, c’est bien souvent le 12ème Imam,
l’Imam caché, qui est pris comme source d’identification de l’Homme Parfait[35].
Pour Khomeiny, les fonctions métaphysiques et cosmiques de
l’Homme Parfait sont inévitablement liées à sa mission sotériologique et tous
ces aspects se retrouvent dans le rôle de Vice-régent de Dieu qui incombe à
l’Homme Parfait. De par ce rôle, l’Homme Parfait représente la Divinité dans le
monde de Sa création et se voit confier la charge de le guider et de le
préserver. Pour le futur leader de la révolution, l’archétype de la
vice-régence est intemporel, de même qu’il constitue un modèle sur lequel
repose toutes les missions prophétiques individuelles et
« historiques »[36].
Autrement dit pour Khomeiny, chaque prophétie correspond à une manifestation de
la vice-régence et les deux sont inévitablement liés[37]. De
même, la vice-régence est le plus noble, le plus élevé et le plus digne des
rangs octroyés par Dieu, il constitue un état d’illumination donnant accès aux
clés de l’Invisible connue de Dieu seul[38]. Le
mystique doit chercher l’harmonie avec Dieu qui mène à cette illumination et
s’il y parvient, il hérite dès lors de l’aspect intérieur et mystique de la
nature de Muhammad appelée la « tutelle cosmique » (velayat-e takvini), laquelle est
considérée comme bien plus importante que la nature extérieure et légaliste de
Muhammad en tant que Prophète (velayat
tashri’i ou tutelle légaliste)[39]. De ce
point de vue, les mystiques ayant accédé à l’illumination deviennent les
représentants personnels de Muhammad auxquels il a délégué ses fonctions de
Vice-régent de Dieu et sans lesquels le monde sombrerait dans la ruine et le
chaos.
Dans son ouvrage Misbah
al-hidaya publié en 1928, Khomeiny détaille avec minutie la voie vers cette
illumination et la décrit au travers de quatre voyages, menant à
l’accomplissement de soi. Cette description est en réalité elle-même inspirée
de celle décrite par le mystique shiite iranien Mulla Sadra – lui même un
disciple indirect d’Ibn al-Arabi – dans son al-Asfar
al-arba’a[40]
rédigé au 17ème siècle dans
lequel il dépeint également quatre voyages constituant autant d’étapes vers
l’illumination. Aux yeux de Khomeiny, Mulla Sadra est celui qui lui ouvert la
voie de la compréhension du chemin vers la perfection.
Selon Khomeiny, au retour des quatre voyages qui constituent
son expérience mystique, l’homme atteint le stade de la perfection et devient
le miroir réfléchissant de l’expérience de l’Absolu : une manifestation du
Divin dans le monde de l’existence matérielle. La vision chaotique de l’universelle
disparité et multiplicité du monde de l’homme non-initié devient dès lors
ordonnée et structurée à mesure qu’il acquière une plus profonde compréhension
de la Création et de l’omniprésence de l’Absolu divin. Khomeiny décrit le
premier voyage comme allant de « la Création vers le Réel » ou,
autrement dit, « de l’humanité vers Dieu » (min al-khalq ila al-haqq)[41]. Au
cours de cette première étape, le voyageur (salek), en quête de la
« vérité », lutte de tout son être pour quitter le domaine des limitations
inhérentes à son humanité. Mais avant de débuter son voyage, le voyageur doit
avoir purgé son âme de toutes les considérations matérielles ainsi que des
désirs charnels de l’existence terrestre. Pour ce faire, il doit se conformer
scrupuleusement à toutes les obligations et devoirs religieux, s’immerger
totalement dans un état de piété et d’ascétisme, et faire preuve d’une
soumission totale envers la certitude et l’amour du Tout Puissant. Ce n’est
qu’après avoir rempli ces obligations que le voyageur peut quitter le monde
physique et franchir quelques-unes des barrières métaphysiques et spirituelles
dans le but d’atteindre l’Essence de Dieu. A la fin de cette première étape, le
voyageur entre dans le deuxième voyage, un voyage du Réel vers le Réel avec le
Réel, ou autrement dit, avec Dieu en Dieu[42]. Ayant
atteint l’Essence de Dieu, le voyageur est devenu l’ami du Divin et celui-ci le
guide alors vers la perfection, lui révélant les mystères et les secrets de
l’Invisible. Ainsi, le voyageur voit son essence, ses attributs et ses actes
annihilés dans l’Essence, les Attributs et les Actes du Réel, autrement dit de
Dieu, atteignant ainsi le stade de l’unité de son être avec le Divin[43]. Le
troisième voyage est celui du Réel vers la Création, ou autrement dit, de Dieu
vers l’humanité. Le voyageur retourne ainsi vers le monde physique, à la
différence près qu’il est désormais relié à Dieu et qu’il peut désormais
ressentir Son Essence omnipotente et omniprésente. Sa perception et sa
compréhension du monde s’en retrouvent bouleversées, il obtient ainsi l’accès à
une part de la Prophétie ; Prophétie dont les aspects relatifs à la Loi du
divin lui demeure cependant encore inaccessibles[44]. Alors commence le quatrième voyage, de la
Création à la Création à travers le Réel[45]. Dans
cette étape finale, le voyageur devient Prophète. Doté désormais d’attributs
divins, il voit tout et comprend tout des problèmes qui gangrènent le monde des
hommes. Aussi, du fait sa connaissance révélée, de son unicité avec le Divin,
il juge, guide et instruit les hommes, devenant ainsi un Prophète législateur
ayant accès à l’ensemble de la Prophétie. Dès lors il se doit de codifier les
lois, de diriger, et de rendre les décisions nécessaires à la guidance de
l’humanité sur la voie de Dieu[46]. Au travers
de cette guidance, il doit mener les hommes de la multiplicité à l’unité, du
blasphème à la foi, du polythéisme à l’unicité de Dieu, de l’imperfection à la
perfection[47]. C’est
dans ce quatrième voyage, au travers de la mission qui lui est donnée d’apporter
la parole du Tout-Puissant aux hommes, que le Prophète se voit doté des
attributs nécessaires à l’accomplissement de la vice-régence, le velayat[48].
Fort de cette autorité de Vice-régent, le Prophète doit dès lors instaurer des
politiques respectueuses de la Loi divine, assurer une gouvernance de justice
absolue s’apparentant à un règne du Divin et ainsi conduire la société humaine
vers la perfection absolue.
Khomeiny n’a jamais ouvertement déclaré avoir atteint le
stade final de ce voyage en quatre étapes. Cela dit, son élaboration et
théorisation de sa doctrine du velayat-e
faqih laisse à penser qu’il considérait bien avoir atteint le stade de
l’unicité avec Dieu. A ce propos, une anecdote rapportée par le Grand Ayatollah
Mehdi Harei Yazdi, le fils de l’ancien professeur de Khomeiny, le Sheikh
Abdolkarim Haeri, est assez évocatrice. Mehdi Haeri rapporte ainsi qu’une nuit
au cours de la guerre Iran-Irak, il se décida à aller trouver Khomeiny afin de
lui ouvrir son cœur quant à son ressenti et ses troubles face aux atrocités du
conflit. « Ce n’est pas juste pour des Musulmans de tuer des
Musulmans » lui dit-il[49]. « Des centaines de milliers de personnes
meurent dans une guerre qui n’a ni fin, ni bonne raison » ajouta-t-il à
l’intention du Guide suprême[50].
Celui-ci le laissa parler et lorsqu’il eut terminé, Khomeiny objecta
simplement : « Critiques-tu également Dieu lorsqu’il envoie un
tremblement de terre ? »[51]. Haeri
fût tellement choqué par cette comparaison implicite de Khomeiny entre lui-même
et le Tout-Puissant qu’il décida de s’en aller et les deux hommes ne se
parlèrent plus jamais[52]. Des
années plus tard, Haeri déclara qu’il avait réalisé ce soir là que Khomeiny en
était venu à se considérer comme ayant atteint le 4ème voyage, et
qu’il s’identifiait dès lors à l’Homme Parfait étroitement lié à Dieu, se
voyant doté d’attributs divins et que, en tant que tel, il pouvait exercer
l’autorité de législateur de la Loi du Tout-Puissant[53].
Beaucoup s’interrogèrent sur la nature de la relation que
Khomeiny croyait entretenir avec Dieu et ce sujet est aujourd’hui encore
l’objet de débats. L’affirmation selon laquelle Khomeiny pensait bel et bien
partager une relation particulière avec Dieu est cependant difficilement
réfutable, comme en atteste le témoignage de son propre fils Ahmad. Ce dernier
n’hésite pas à affirmer que son père croyait effectivement en son unicité avec
le Divin, de même qu’il savait faire preuve d’un enthousiasme que d’aucuns
auraient qualifié d’effrayant quand il s’agissait pour lui de déclamer son
amour pour le Seigneur[54].
Au final, cette idée de la vice-régence accordée à l'Homme Parfait constitue la base élémentaire de la doctrine politico-religieuse du khomeinisme axé sur le principe du velayat-e faqih ; principe que nous détaillerons très bientôt dans un prochain post.
[1] AXWORTHY M., Revolutionary
Iran. A History of The Islamic Republic, New York, Allen Lane, 2013, p.
134.
[3] L’erfan
(également parfois désigné en Iran par le vocable hikmat – sagesse) est un terme utilisé dans la culture islamique
iranienne pour désigner un mode de pensée et d’analyse correspondant à une
synthèse de philosophie, de théologie spéculative, et de pensée mystique qui a
été développée à la fin du Moyen-Âge, durant la période de l’Empire Safavide.
L’erfan est généralement étudié par
les penseurs adeptes de la métaphysique et du mysticisme islamique. Voir :
CORBIN H., Le livre des pénétrations
métaphysiques. Bibliothèque iranienne (vol.10), Téhéran/Paris, Institut
franco-iranien, 1964, pp. 82-93.
[4] Mirza Ali Akbar Hakim fut l’objet de nombreuses insultes
de part du clergé orthodoxe qui se montrait plus que suspicieux son égard. Cela
pris de telles proportions que lors de ses funérailles, certains de ses
partisans durent déclarer publiquement qu’ils l’avaient déjà effectivement bien
vu lire le Coran. MOIN B., Khomeini. Life of a
Ayatollah, London/New York, I.B. Tauris, 2009, p. 51.
[5] KNYSH A., “Irfan Revisited: Khomeiny and the Legacy of
Islamic Philosophy”, in Middle East
Journal, n°46, Vol. 4, pp. 633-634.
[7] MOTTAHEDEH R., The
Mantle of the Prophet. Religion and Politics in Iran (2th ed.), Oxford,
Oneworld, 2009, p. 183.
[9] Traduit pas l’auteur depuis : MOTTAHEDEH R., The Mantle of the Prophet. Religion and Politics
in Iran (2th ed.), Oxford, Oneworld, 2009, p. 183.
[18] Ibn al-Arabi, 1165-1240, est un célèbre mystique
originaire l’Andalus qui s’établira par la suite en Orient. Sa doctrine moniste
intègre des nombreux éléments d’origine gnostique deviendra un des éléments
fondamentaux du soufisme tardif ; SOURDEL J., SOURDEL D., Dictionnaire historique de l’Islam,
Paris, PUF, 2007, p. 361.
[19] Pour une lecture analytique de la pensée de Ibn al-Arabi,
voir : CHODKIEWICZ M., Le Sceau des
saints. Prophétie et sainteté dans la doctrine d’Ibn Arabî, Paris,
Gallimard, 2012, 269 p. ; CORBIN H., L’Imagination
créatrice dans le soufisme d’Ibn’Arabi, Paris, Entrelacs, 2012, 398 p.
[21] ANAWATI G.-C., GARDET L., Mystique musulmane. Aspects et tendances (4ème ed.). Expériences et
techniques, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin 1986, p. 58.
[24] Cette réalité
muhammadienne renvoie à l’idée de Muhammad est avant tout un esprit pur,
antérieur à l’apparition de son corps de chair. Chaque prophète, depuis Adam,
ne représente qu’une réfraction partielle à un moment de l’histoire humaine de
cette réalité muhammadienne. Voir CHODKIEWICZ M., Le
Sceau des saints. Prophétie et sainteté dans la doctrine d’Ibn Arabî,
Paris, Gallimard, 2012, p. 70.
[33] FEHRI S. A., Description
of the Dawn Prayers (Sharh “Du’a al-sahar”), Tehran, The Etelaat Institute
of Tehran, 1370/1991, pp. 66-67.
[37] KHOMEINI R., Misbah
ul-Hidayah ila’l-Khilafah wa’l-Wilayah (The Lamp of Guidance into Vicegerency
and Sanctity), Theran, The Institute for Compilation and Publication of
Imām Khomeinī’s Works, 1928, p. 39, http://statics.ml.imam-khomeini.ir/en/File/NewsAttachment/2014/2552-Sn-T.pdf
[40] Le titre complet de cet ouvrage, considéré comme son
œuvre majeure, al-Hikma al-muta‘aliya
fi-l-asfar al-‘aqliyya al-arba‘a, est généralement présenté en Français
sous le titre de Les quatre voyages de
l'esprit.
[49] NASR V., The Shia
Revival. How Conflicts within Islam Will Shape the Future, New York/London,
W.W. Norton, 2007, p. 120.
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