Dans les premiers mois du soulèvement populaire contre le
régime de Bachar al-Assad au début de l’année 2011, la Turquie a fait preuve de
retenue à l’égard de Damas. Alors que ses partenaires européens et américains
ont très vite optés pour une stratégie coercitive[1] contre
le régime syrien, Ankara – soucieux de préserver les acquis de sa politique du
« zéro problème avec son voisinage » – s’est présentée comme le
dernier espoir en vue d’une sortie de crise par la voie diplomatique.
La répression de plus en plus violente et l’enfoncement du
pays dans le chaos de la guerre civile ont cependant usé la patiente du
gouvernement Erdogan, poussant ce-dernier à durcir progressivement son discours
contre son voisin syrien. Finalement, il fut demandé à Ahmet Davutoglu, alors
ministre turc des Affaires étrangères, de conduire une mission diplomatique de
la dernière chance. Suite à l’échec de cette ultime tentative en août 2011, la
Turquie effectua une volte-face à 180° et se positionna comme l’un des acteurs
les plus virulents et hostiles envers le régime de Bachar al-Assad.
Le gouvernement Erdogan apporta dès lors un soutien tacite
aux opposants de Damas, et ce y compris auprès des groupes islamistes
extrémistes dont le futur Etat islamique. La Turquie ferma dès les yeux sur
l’utilisation de son territoire à la frontière syrienne comme base arrière
propice à l’implantation de sanctuaires pour les groupuscules terroristes
combattant l’armée de Bachar al-Assad. Il est également fort probable que
Ankara facilita le transit d’armements financés par les pétromonarchies du
Golfe à destination de ces mêmes groupuscules.
Aujourd’hui la situation sécuritaire a évolué. Les partisans
de l’autoproclamé Etat islamique sont devenus financièrement indépendants. Ceci
grâce au trafic d’hydrocarbures extraits des puits syriens et irakiens
sous le contrôle des partisans de Abou Bakr al Baghdadi[2] ainsi
que grâce au butin amassé lors de la prise de Mossoul – deuxième ville la plus
peuplée d’Irak – et du braquage de l’antenne de la Banque nationale irakienne
qui y était établie. Butin estimé de cette dernière opération : entre 425
et 430 millions de dollars.
Dès lors, l’Etat islamique s’est affranchi du contrôle de ses
anciens soutiens, devenant pour ces derniers non plus un outil de leur
politique étrangère mais bien leur première menace sécuritaire. Conscient de
cette évolution, les Etats du Golfe ont donc décidé de participer à la grande
coalition issue de la Conférence de Paris du 15 septembre dernier. A l’issue de
cette dernière, les Etats participants se sont engagés à assister le
gouvernement de Bagdad « par tous les moyens » ; y compris
militaire donc, pour contrer la progression des terroristes. L’Arabie saoudite,
ancien financier de l’Etat islamique, a ainsi symboliquement pris part aux
bombardements des troupes de celui-ci en Irak. Et la Turquie ?
Bien qu’ayant participé à la Conférence de Paris et en dépit
de l’allocution du président Erdogan à l’Assemblée générale des Nations-Unies
au cours de laquelle le chef de l’Etat turc s’est déclaré engagé à prendre des
mesures concrète contre l’EI, la stratégie d’action de la Turquie demeure
encore pour le moment indéfinie. La situation a cependant de quoi inquiéter
Ankara en raison de sa proximité géographique avec les zones de conflit. En
effet, cette proximité géographique constitue justement un facteur rendant tous
les scénarios possibles éminemment complexes en raison de leurs retombés
sécuritaires potentielles. Ce paramètre ne manquera pas de marquer la prise de
décision des dirigeants turcs lorsque ces derniers se devront de définir
clairement leurs positions.
Par ailleurs, rappelons que la Turquie est soumise à un
afflux constant de réfugiés depuis le déclenchement des hostilités en Syrie.
Ceux-ci se comptent aujourd’hui à plus d’un million de personnes,
principalement concentrées à proximité de la frontière turco-syrienne. Outre la
situation humanitaire précaire de ces réfugiés, ceux-ci constituent un facteur
de pression sur les populations turques locales. L’instabilité qui en résulte
dans les régions concernées pousse les Turcs à se montrer de plus en plus
ouvertement hostiles à l’égard des personnes demandant l’asile sur leur
territoire. Cet afflux de réfugiés a par ailleurs été revitalisé par la monté
en puissance de l’EI au cours de l’été 2014. Ce sont ainsi plus de 150 000
réfugiés – principalement des Kurdes – qui ont cherché à gagner la Turquie au
cours de ces dernières semaines. A ce stade, il n’est d’ailleurs pas exagéré de
parler d’un développement exponentiel du sentiment de xénophobie à l’égard des
Syriens ou des Kurdes ayant dus fuir les combats en Irak ou en Syrie. A noter
également que cette région frontalière a été le théâtre de plusieurs attentats
ainsi que la cible de tirs sporadiques de mortier. Tous ces facteurs ont
également contribué à la montée des tensions ainsi qu’à la nécessité pour le
gouvernement d’Ankara de prendre position en faveur de mesures concrètes en vue
de rétablir un climat de sécurité sur cette région périphérique de son
territoire.
Le parlement turc se réunira ainsi le jeudi 2 octobre 2014
pour débattre à huit-clos de la nature de l’engagement de la Turquie dans la
lutte contre l’EI. Si l’opposition au gouvernement s’est montrée ostensiblement
hostile à toute éventualité d’intervention terrestre, l’AKP actuellement au
pouvoir s’est pour sa part gardé de laisser filtrer trop d’informations quant
aux scénarios ayant sa préférence. Plusieurs tendances semblent cependant se
dessiner au regard des déclarations des dignitaires turcs de ces derniers
jours.
Les principales priorités d’Ankara sont aujourd’hui, par
ordre d’importance, (1) de sécuriser sa frontière avec la Syrie et l’Irak, (2)
d’affaiblir suffisamment l’EI pour que celui-ci ne constitue plus un facteur
déstabilisant pour la région[3], et (3)
de faire tomber le régime de Bachar al-Assad.
En vue de sécuriser sa frontière, le gouvernement Erdogan a
décidé de renforcer la concentration de militaires dans les zones concernées et
de déployer certaines unités en stand-by afin d’améliorer leurs délais de
réaction en cas de détérioration soudaine de la situation. Des blindés ont
ainsi été déployés à la date du 30 septembre 2014 juste en face de la frontière
syrienne, à proximité du village kurde-syrien de Kobane[4]
actuellement assiégé par les forces de l’EI.
Aussi, il apparaît probable au regard des derniers éléments disponibles
que la Turquie pourrait se montrer prête à intervenir militairement sur le sol
syrien dans le cas où son territoire serait pris pour cible de manière
délibérée, répétée et intensive par les forces de l’EI. Dans pareil cas de
figure, Ankara pourrait se retrancher à juste titre derrière l’argument de la
légitime défense afin de légitimiser sa riposte sur le plan du droit
international. En effet, le facteur « légitimité » occupe une place
primordiale dans le processus de prise de décision de la politique étrangère du
gouvernement turc depuis l’arrivée au pouvoir de l’AKP. Il est cependant important
de préciser ici que cette riposte serait limitée tout aussi bien dans sa portée,
sa profondeur, que dans le temps. L’objectif serait de sécuriser la frontière en
neutralisant les principales positions tenues par les forces de l’EI. Il
s’agirait donc d’un objectif à court terme. Il ne serait pas question pour les
forces turques de s’engager en profondeur dans le territoire syrien pour
prendre une part active au conflit qui secoue le pays depuis 2011. En cas de
succès, cette opération présenterait en outre l’avantage de réguler voir
affaiblir le flux des réfugiés.
A l’occasion de son discours devant l’Assemblée générale des
Nations-Unies, le président Erdogan a même suggéré l’instauration d’une
« zone tampon » du coté syrien et irakien de la frontière de la
Turquie avec ces deux pays[5]. Les
Etats-Unis se sont cependant montrés hostiles à cette éventualité qui
nécessiterait un contingent important de troupes au sol ; troupes qui se
trouveraient particulièrement exposées. Quoi qu’il en soit, ce scénario restera
lettre morte aussi longtemps que durera l’opposition de Washington. Les raisons
en sont simples : (1) il sera impossible de faire passer une résolution au
Conseil de sécurité des Nations-Unies en faveur d’une zone tampon si les
Etats-Unis y apposent leur veto et (2) la Turquie n’a ni les moyens ni la
volonté politique d’instaurer une zone tampon de manière unilatérale ;
toujours pour des raisons de légitimité au regard du droit international.
De même, il semble fort peu probable de voir les forces
turques pénétrer en territoire syrien dans le cadre d’un scénario autre que celui
de la légitime défense développé précédemment. Les raisons sont similaires à
celles que nous venons d’exposer : (1) Ankara n’agira pas de la sorte sans
résolution du Conseil de sécurité et (2) la Turquie ne possède pas les moyens
nécessaires que pour intervenir seule et dans la durée sur le sol syrien. Pour
Ankara, si une intervention terrestre d’ampleur et prolongée devait avoir lieu,
celle-ci ne pourrait se tenir que dans le cadre élargi d’une coalition
internationale approuvée par le Conseil de sécurité des Nations-Unies. Or
aujourd’hui, l’envoi de troupes au sol en Syrie – tout comme en Irak – demeure
totalement exclu.
Il convient également de préciser qu’un autre élément rend
difficilement envisageable une action prolongée des forces armées turques en
Syrie ou en Irak : le facteur kurde. Difficile en effet d’imaginer la
Turquie s’engager dans la durée pour une action militaire hors de ses
frontières, dans des territoires kurdes, dans lesquels sont actifs des groupes
armées kurdes qui, en dépit de leur haine pour l’Etat islamique, n’accordent
cependant pas pour autant leur confiance aux troupes d’Ankara. Cemil Bayik, le
commandant militaire du PKK a ainsi récemment déclaré que selon lui, la Turquie
n’avait pas cessé sa coopération avec l’Etat islamique et qu’elle cherchait
avant tout à nuire aux intérêts des forces kurdes. Il s’est par ailleurs
déclaré prêt à enterrer le fragile cessez-le-feu conclu en mars 2013 entre le
PKK et le gouvernement Erdogan[6].
Si une opération terrestre semble donc peu envisageable à
l’exception d’une riposte ciblée et limitée en cas de légitime défense, qu’en
est-il de l’éventualité de la participation de la Turquie aux frappes aériennes
contre l’EI ?
La Turquie n’a toujours pas pris de position sur ce point.
Dès lors le risque existe pour Ankara de rester sur la touche comme ce fut le
cas lors de l’intervention en Libye en 2011. Initialement hostile à l’action
militaire, la Turquie avait alors tenté de prendre le train en marche en
offrant sur le tard sa participation au blocus des côtes libyennes. Cela dit, Ankara
ne manque pas d’arguments pour justifier son retrait des affaires militaires. Aujourd’hui,
la frontière demeure non-sécurisée et extrêmement poreuses, surtout pour des
éléments isolés. Participer à des frappes aériennes reviendrait à entrer
ouvertement en guerre contre l’EI sur le terrain militaire. Ankara deviendrait
dès lors une cible officielle pour les terroristes, ce qui, au regard de la
situation frontalière, constituerait un risque majeur sur le plan de la
sécurité domestique. Le risque serait en effet accru de voir des éléments
étrangers pénétrer sur le territoire de la Turquie afin d’y commettre des
attentats. De plus, l’EI jouit d’une popularité sans cesse croissante auprès de
la tranche la plus conservatrice de la société turque. Il ne serait donc pas
impossible qu’en cas d’implication trop directe d’Ankara contre l’EI, les sympathisant
turcs de ce dernier se révèlent telle une cinquième colonne susceptible de se
livrer à des attentas terroristes. En outre, une solution médiane existe également : à savoir laisser les membres de la coalition utiliser les bases militaires situées sur le territoire turc. Ce dernier scénario permettrait à Ankara de ménager à la fois ses intérêts sécuritaires ainsi que ses partenaires traditionnels comme par exemple les Etats-Unis.
A l’heure ou la société turque apparaît de plus en plus
clivée entre tenant de la laïcité et conservateurs islamiques, la préservation
de la sécurité intérieure du pays sera au premier plan de la prise de décision
du gouvernement actuel. L’implication ou
non de la Turquie dans les frappes aériennes contre l’EI constituera en outre
un bon indicateur de la menace perçue par Ankara à l’égard de l’EI. Ainsi, si
la Turquie estime que la coalition actuelle déploie des moyens militaires
suffisants, il est fort peu probable qu’elle décide de prendre le risque de
s’engager ouvertement sur le terrain militaire. A contrario, si Ankara estime que
l’EI ne peut être neutralisé au regard des moyens actuellement déployés, elle
se devra alors de prendre le risque d’intervenir militairement dans le cadre et
les règles de la coalition active contre l’EI.
Outre l’outil militaire, la Turquie dispose également
d’autres moyens pour faire pression sur l’Etat islamique et ce d’autant plus
que sa position géographique en fait un Etat de première ligne.
Tout d’abord, Ankara se doit de lutter pro-activement contre
les activités qu’elle avait précédemment couvertes voir même encouragées.
Autrement dit, le territoire turc doit être sécurisé et ne plus constituer une
base arrière ou une route d’approvisionnement pour les combattants de l’EI.
Enfin, le gouvernement du président Erdogan doit mettre en place des mesures
efficaces en vue de lutter contre le trafic d’armes mais aussi et surtout
contre le trafic d’hydrocarbures issus des installations contrôlées par l’EI en
Syrie et en Irak.
Le choix ne sera donc pas facile pour le gouvernement turc,
mais ce qui est certain, c’est que même si la Turquie choisissait de rester un
cran en retrait sur le plan militaire, elle se devra en revanche de jouer un
rôle de premier plan dans les domaines politiques et économiques ; cela
aussi bien sur le court terme que sur le moyen terme. On peut véritablement
parler d’opportunité pour Ankara de se poser en puissance régionale responsable
et ainsi promouvoir son modèle politique au travers de son soft power ; à condition que les choix effectués s’avèrent
être les bons.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire