Bien que le scénario des frappes militaires sur l'Iran n'est jamais été
totalement exclu, celui-ci refait régulièrement surface à la une de
l'actualité, principalement en fonction d'un agenda diplomatique judicieusement
choisi.
Dernier exemple en date, les déclarations de plusieurs responsables
israéliens au début de ce mois de novembre qui, à l'instar du président Shimon
Peres, estimaient que la solution militaire à la question nucléaire iranienne
était dorénavant plus proche que la solution diplomatique. Le choix de ces
déclarations, à la veille de la remise par l'AIEA de son dernier rapport sur
les activités nucléaires de Téhéran, n'est pas anodin. Il permet de mettre sous
pression les grande puissances en charge de la gestion du dossier avec un
message sous-entendu mais on ne peut plus clair : soit vous adoptez un rapport
suffisamment incriminant justifiant des sanctions susceptibles de faire plier
le régime des Mollahs et ainsi garantir notre sécurité, soit nous assurerons
nous-même cette sécurité par le biais d'une action militaire unilatérale dont
les répercussions régionales devront être supportées par tous.
Il n'empêche que si ces déclarations interviennent généralement à un
moment politique judicieusement choisi, leur cantonnement actuel à la seule
rhétorique n'a rien de définitif, Israël disposant de moyens suffisants que pour frapper les installations nucléaires iraniennes. De même, les Etats-Unis et le
Royaume-Uni n'ont également pas pour leur part exclu un possible recours à
la force, bien que ce scénario ne puisse intervenir qu'en dernier
recours.
Mais la question est ici mal posée. Posséder une capacité militaire suffisante que
pour atteindre les installations nucléaires iraniennes en dépit des difficultés
et des risques inhérents à une telle opération ne garantit en rien que de
telles frappes mettraient un coup d'arrêt définitif au programme nucléaire de
Téhéran. La vraie question qu'il convient donc de se poser est la suivante :
ces frappes auraient-elles bel et bien la capacité de stopper le programme
nucléaire iranien ? Et ici, rien n'est moins sur. De l'aveu même de Robert
Gates, une campagne de frappes, même massive, ne permettrait que de retarder
l'échéance d'un Iran nucléaire que d'approximativement 3 ans. L'ancien
secrétaire d'Etat à la défense est ici rejoins dans son analyse par l'actuel
chef d'état-major des forces armées américaines, l'Amiral Mike Mullen, auteur
de déclarations similaires.
Aussi,
quand bien même Israël et/ou les Etats-Unis et leurs alliés décideraient de se
lancer dans l'aventure des frappes militaires contre le régime des Mollahs,
quelles pourraient-être les conséquences à l'échelon régionale d'une pareille
initiative ?
- Tout
d'abord nous l'avons dit, l'issue de ces frappes demeurerait incertaine.
Détruire les installations nucléaires critiques n'est en rien synonyme d'une
annihilation du know-how dans le domaine du nucléaire militaire. De
plus, ces frappes justifieraient la rhétorique
"anti-américano-sioniste" du régime islamique et renforcerait plus
que probablement sa volonté de se doter de l'arme nucléaire tout en lui donnant
un argument de poids en vue de légitimer l'acquisition d'un tel armement. A termes,
l'acquisition par la république islamique d'une capacité nucléaire militaire
serait susceptible de plonger le Moyen-Orient dans une course aux armements
dont la dynamique engendrerait instabilité et accroissement du risque de
conflit. Comme l'ont démontré les travaux de G. Allison, Professeur à l'université d'Harvard : au plus grand est le
nombre d'acteur possédant une capacité militaire nucléaire au niveau systémique
(ici le Moyen-Orient), au plus grand est le risque d'une mauvaise
interprétation des signaux nucléaires de chacun parmi ces acteurs et par
conséquent, le risque de frappes préemptives.
- Au
niveau de la politique intérieure iranienne, il convient de garder à l'esprit
que toute provocation se voulant déstabilisatrice en provenance de l'extérieure
aura au contraire un effet stabilisateur à l'intérieur. En effet, même si le
régime actuel vit depuis le 12 juin 2009 sa plus grande crise de légitimité
depuis son avènement, il convient d'éviter les raccourcis simplificateurs.
Exemple : un Iranien opposé au régime n'en est pas pour autant un Iranien
pro-occidentaux. La vision dichotomique selon laquelle les Iraniens opposés au
régime sont forcément favorables à l'Occident est donc à proscrire. De plus,
les Iraniens sont très nationalistes et viscéralement hostiles à toute
ingérence et intervention étrangère sur leur territoire - cela en raison d'une
histoire profondément marquée par la lutte contre l'envahisseur étranger. De ce
fait, même si une campagne de frappes aériennes se voudrait destinée à ébranler
la république islamique, pareille intervention étrangère serait perçue par une
grande partie de la population comme une agression, non pas contre le régime en
tant que tel, mais bien contre l'Iran. Autrement dit, si Israël et/ou
les Etats-Unis attaque(nt) la république islamique, les iraniens n'y verront
majoritairement qu'une agression contre l'Iran dans sa globalité. Cela
aurait pour effet de justifier et de crédibiliser totalement la rhétorique
adoptée par le régime au cours de ces 30 dernières années. Loin de déstabiliser
la république islamique, une campagne militaire contre les Mollahs ressouderait
au contraire la population derrière le régime en vue de défendre le territoire
national. Cela donnerait également un prétexte aux purs et durs pour
resserrer encore plus l'étau autour des réformateurs partisans de l'ouverture.
La dynamique ascendante des Pasdarans et la militarisation en cours de
l'appareil d'Etat se verraient également renforcées. Le rouleau compresseur de la
répression et de la suppression des (quelques) libertés individuelles se verrait gratifié d'un nouveau souffle. En bref, tout comme le fut l'invasion irakienne de 1980,
une intervention militaire étrangère renforcerait donc le régime actuel et
garantirait sa pérennité en hypothéquant pour de nombreuses années tout
changement de régime initié depuis l'intérieur...
- En cas
de frappes israéliennes, la république islamique a d'ors et déjà prévenu
qu'elle frapperait le centre de recherche nucléaire israélien de Dimona à
l'aide de missiles balistiques. Bien que les Pasdarans disposent en effet de
missiles dont la portée leur permet théoriquement d'atteindre le territoire
israélien, rien de garantit que cette tentative puisse être couronnée de succès
: le système de protection anti-missile de Tsahal demeure très élaboré et de
sérieux doutes persistent quant à la précision des capacités balistiques
iraniennes.
- La
première capacité de dissuasion de l'Iran face à Israël s'avère être le Hezbollah.
Pour rappel, le Hezbollah fut créé en 1982 par l'Iran, en pleine guerre civile
du Liban, par l'intermédiaire de la force Al-Qods, unité en charge des
opérations extérieurs des Pasdarans. La proximité graphique entre le logo du
Hezbollah et celui des Pasdarans demeure un témoin de cette proximité
historique.
Le
"deal" actuel entre le Hezbollah et la république islamique est le
suivant : Téhéran pourvoit le mouvement libanais en matériel militaire, fournit
une assistance à l'entraînement de ses troupes, lui apporte un soutien
financier et politique mais en échange, le Hezbollah s'engage à frapper Israël
si les forces de Tsahal s'en prennent à la république islamique. Et il faut
dire que le soutien du régime des Mollahs est pour le moins conséquent :
l'apport financier de Téhéran à la milice libanaise se chiffre actuellement à
un montant compris entre 100 et 200 millions de dollars par an selon les
experts. Sur le plan militaire, l'Iran a fourni au Hezbollah plusieurs dizaines
de milliers de roquettes et missiles sol-sol dont certains sont théoriquement
capables d'atteindre le coeur du territoire israélien.
A cela
viennent s'ajouter les nombreuses roquettes anti-char dont l'efficacité a été
prouvée lors du dernier conflit libanais de 2006. Point important, les systèmes
d'arme les plus performants livrés par la république islamique ne peuvent en
théorie être utilisée qu'avec son approbation, ce qui illustre bien la volonté
de Téhéran de se construire une capacité de dissuasion vis-à-vis de l'Etat hébreu
au travers des capacités militaires du Hezbollah. Téhéran a d'ailleurs mal
digéré que certains de ces systèmes d'arme aient été utilisés sans son accord
au cours du conflit de 2006 ...
Si le
Hezbollah doit donc théoriquement constituer la première ligne de riposte en
cas d'agression israélienne contre le territoire iranien, on peut cependant se
poser la question du caractère automatique de cette riposte à l'heure
actuelle.
Aujourd'hui,
le Hezbollah est intégré à la vie politique libanaise et la voie politique
s'est révélée ces dernières années comme le meilleur canal en vue d'étendre son
influence dans le pays. Aussi, bien qu'il demeure un "client" de la
république islamique, le mouvement libanais développe de plus en plus en un
agenda qui lui est propre et qui ne cadre plus forcément parfaitement avec
celui de Téhéran. A termes, si le Hezbollah continue dans cette voie, ses
différences avec son créateur pourraient bien se retrouver de plus en plus mise
en exergue. Dans ces conditions, le Hezbollah a-t-il toujours intérêt à frapper
Israël si ce-dernier s'en prend aux installations nucléaires de Téhéran ?
L'incertitude existe et la question se doit d'être posée. Qu'aurait à gagner un
Hezbollah intégré politiquement et au sommet de sa popularité à se lancer dans
une aventure militaire au profit d'un Etat tiers, aventure qui entraînerait
systématiquement des représailles de la part de Tsahal dont les premières
victimes seraient les Libanais eux-mêmes ? Si ces derniers incriminent le
Hezbollah pour les préjudices subis par une guerre qu'ils estiment ne pas être
la leur, le mouvement de Hassan Nasrallah pourrait bien y perdre de sa
popularité à domicile. En cas de frappes israéliennes sur l'Iran, le Hezbollah
devra donc jauger avec précautions des coûts et des bénéfices qu'impliquerait
son entrée dans le conflit. Le calcul politique est donc complexe et risqué, de
même qu'il ne peut être prédit à l'avance au regard du flou qui entoure le
processus décisionnel au sein même du mouvement libanais. Si la
possibilité d'une riposte iranienne au travers du Hezbollah continue donc à
représenter un risque pour l'Etat hébreu, on peut cependant se poser la
question de l'automaticité d'une telle riposte ou du moins, la question de
l'ampleur que prendrait cette riposte.
- Le
Hamas constitue un autre vecteur éventuel en vue de frapper l'Etat hébreu. Cela
dit, ses capacités militaires sont de loin inférieures à celles du Hezbollah.
Qui plus est, le mouvement palestinien est en froid avec la république
islamique suite aux conséquences du printemps arabes sur le régime de
Damas, actuel allié de Téhéran. La république islamique a en effet stoppé son
soutien financier au Hamas (estimé à 30 millions de dollars par an) suite au refus
de ce dernier de participer aux manifestations en faveur du régime de Bachar
al-Assad. Le mouvement palestinien a depuis déplacé son QG de la Syrie à
l'Egypte et il doit faire face à des difficultés financières qui ont entraîné
un retard de paiement pour les 40 000 fonctionnaires de la bande de Gaza. Dans
ces conditions, rien ne laisse présager une participation du Hamas à
d'éventuelles représailles contre Israël en cas de frappes de Tsahal contre les
installations nucléaires iraniennes. Mais là encore, le risque ne peut être exclu...
- Le
blocage ou du moins la perturbation du trafic maritime au travers du détroit
d'Ormuz - par lequel transite chaque année plus de 40% des importations
mondiales de pétrole - est également une autre possibilité de riposte de la
part du régime iranien. La marine iranienne se prépare depuis longtemps à cette
éventualité et même si ses capacités semblent ridicule au regard de la force
navale américaine, sa capacité de nuisance à l'encontre les pétroliers est pour
sa part bien réelle. On imagine aisément le chaos qu'engendrerait une marrée noire provoquée par la destruction d'une dizaine de super-pétroliers dans le goulot d'étranglement que constitue le détroit d'Ormuz. Nul doute que les réactions internationales ne se feraient pas attendre, Etats-Unis en tête, dont la 5ème flotte possède ses quartiers à Bahreïn. Il est cependant paradoxal de constater que les Etats-Unis
sont beaucoup moins dépendant du pétrole moyen-oriental que la Chine ou encore
l'Union européenne. Aussi, est-on en droit de se demander si cette stratégie
n'aurait pas pour l'Iran un effet négatif dans la mesure où elle serait susceptible
de lui mettre à dos son principal soutient politique et économique qui n'est
autre que Pékin. Pareille initiative provoquerait par ailleurs immanquablement une levée de bouclier au sein des pays arabes qui pourraient à leur tour lancer des représailles contre le régime iranien.
- Une attaque contre les bases américaines dans le Golfe est également une
éventualité quoi que l'ont peut douter des capacités iraniennes de prendre à partie
les forces US stationnées dans la péninsule arabique. Sans compter que pareille témérité ne manquerait pas de donner une occasion aux Etats arabes pour plonger dans le conflit qui embraserait alors toute la région.
- Plus
surprenantes sont les déclarations du général Amir Ali Hajizadeh, le
commandant des forces aériennes des Pasdarans, qui a averti à l'occasion de la
journée national du Bassidj que l'Iran s'en prendrait au bouclier anti-missile
de l'Otan stationné en Turquie si la république islamique devait être la cible
d'une intervention militaire étrangère. On imagine aisément les répercutions
déstabilisatrices qu'engendrerait pareille riposte, plongeant la Turquie - deuxième armée de l'Otan du point de vue quantitatif - et
probablement une bonne partie du Moyen-Orient dans un conflit généralisé.
- En dépit de l'image négative de l'Iran auprès de la rue arabe, il ne fait aucun doute que des frappes occidentales contre la république islamique contribueront à ternir encore un peu plus l'image de l'Occident, Etats-Unis en tête, au sein du monde musulman. Plus globalement, c'est la capacité de softpower de Washington auprès du monde musulman qui se verrait encore une fois écorchée. Le rôle des perceptions est ici on ne peut plus important et quand bien même la majorité des Etats arabes soutiendrait l'option militaire, rien ne dit que leurs populations suivront cette opinion. L'usage répété du hardpower américain au cours de la dernière décennie, conjugué avec le sentiment profondément ancré dans l'imaginaire collectif de la rue arabe d'un complot néo-impérialiste anti-musulman et pro-sioniste explique l'impact négatif en terme d'opinion qu'engendreraient des frappes militaires américaines. A noter que l'impact serait le même en cas de frappes israéliennes, même si celles-ci devaient être réellement menées et décidées de manière unilatérale : pour la rue du Moyen-Orient, Israël et Etats-Unis sont pratiquement des synonymes et personne ne croirait à une intervention de Tsahal qui n'aurait pas été orchestrée de plein concert avec Washington. Voilà pourquoi l'intervention unilatérale israélienne constitue un scénario que les Etats-Unis désirent à tout prix éviter.
- En dépit de l'image négative de l'Iran auprès de la rue arabe, il ne fait aucun doute que des frappes occidentales contre la république islamique contribueront à ternir encore un peu plus l'image de l'Occident, Etats-Unis en tête, au sein du monde musulman. Plus globalement, c'est la capacité de softpower de Washington auprès du monde musulman qui se verrait encore une fois écorchée. Le rôle des perceptions est ici on ne peut plus important et quand bien même la majorité des Etats arabes soutiendrait l'option militaire, rien ne dit que leurs populations suivront cette opinion. L'usage répété du hardpower américain au cours de la dernière décennie, conjugué avec le sentiment profondément ancré dans l'imaginaire collectif de la rue arabe d'un complot néo-impérialiste anti-musulman et pro-sioniste explique l'impact négatif en terme d'opinion qu'engendreraient des frappes militaires américaines. A noter que l'impact serait le même en cas de frappes israéliennes, même si celles-ci devaient être réellement menées et décidées de manière unilatérale : pour la rue du Moyen-Orient, Israël et Etats-Unis sont pratiquement des synonymes et personne ne croirait à une intervention de Tsahal qui n'aurait pas été orchestrée de plein concert avec Washington. Voilà pourquoi l'intervention unilatérale israélienne constitue un scénario que les Etats-Unis désirent à tout prix éviter.
- Enfin,
l'Iran ferait certainement preuve d'une politique étrangère plus agressive et
ce particulièrement là où ses intérêts s'opposent à ceux de Washington, à
savoir en Irak et en Afghanistan.
Comme
nous venons de le voir très brièvement, les conséquences potentielles d'une
campagne de frappes aériennes contre le régime des Mollahs représentent autant
de facteurs de risque à prendre en considération dans le processus décisionnel
en vue de déterminer de la pertinence d'une telle campagne ou non. Si cette
dernière devait finalement avoir lieu, elle serait le fruit d'une analyse
coût-bénéfice limitée dans sa rationalité par les perceptions des acteurs impliquées, et se verrait guidée par
leurs préoccupations inhérentes à la sauvegarde de leur intérêt national.
Quoi qu'il en soit, la question nucléaire iranienne n'apparaît plus
comme un noeud gordien que seule la force (au travers ici des frappes aériennes)
permettrait de trancher. La mise en balance des risques d'un Iran nucléaire
face aux risques des frappes préventives met aujourd'hui les puissances
occidentales face à un dilemme qui consiste à choisir entre la peste et le
choléra.