Au regard des évolutions récentes de l'actualité internationale au Moyen-Orient, une (re-) lecture de mon dernier papier sur la politique de l'administration Trump à l'égard de l'Iran permet d'apporter quelques éclairages ainsi que quelques pistes de réflexion.
Publié sous le label des Notes d'analyse du Centre d'Etude des Crises et des Conflits Internationaux (CECRI) de l'Université Catholique de Louvain, ce papier intitulé "Why Trump's decision on Iran's Revolutionary Guards Corps is dangerous?" revient sur la décision du président américain d'étiqueter le corps des Gardiens de la Révolution comme organisation terroriste ; décision qui ne pouvait qu'exacerber les tensions entre Washington et Téhéran, pour finalement mener à la situation actuelle.
La
fonction de diplomate appartient à ces métiers suscitant généralement bien des
fantasmes au sein de l’imaginaire collectif d’une population dont une infime
partie seulement aura l’occasion d’approcher, voir de côtoyer – de près ou de
loin – ces femmes et ces hommes qui occupent pourtant la première ligne du jeu
diplomatique, lequel constitue le pilier central sur lequel repose l’expression
de la politique étrangère des Etats. Ces fantasmes s’expliquent d’une part par
la méconnaissance du métier de diplomate, lequel a été appelé à évoluer au
cours de l’histoire, et d’autre part par le prestige dont est encore et
toujours auréolé le tenant d’une telle fonction. Ne dit-on pas « Son
Excellence », pour évoquer un ambassadeur ?
Son
Excellence Mr. Raoul Delcorde, auteur du présent ouvrage que je vous présente
brièvement au travers de ces quelques lignes, appartient à ces diplomates qui,
non seulement fiers de leur fonction, se passionnent également pour l’histoire
de celle-ci ainsi que pour son analyse contemporaine et prospective. Ancien
ambassadeur du Royaume de Belgique en Pologne et au Canada, Mr. Delcorde est
actuellement à la tête du pôle Moyen-Orient au sein du Ministère belge des
Affaires étrangères mais il est également l’auteur de plusieurs ouvrages
traitant de la diplomatie. Au regard de son expertise en la matière, tant
théorique que pratique, il intervient régulièrement dans les enceintes
universitaires afin d’y exposer ses lumières sur le rôle des agents
diplomatiques dans les relations internationales. Son dernier ouvrage en
date : « Le métier de diplomate », publié par l’Académie Royale
de Belgique, est un ouvrage qui devrait ravir non seulement les étudiants et
les professionnels des relations internationales, mais également un public plus
large avide de connaissances dans le domaine de l’histoire des relations
internationales et, plus globalement, de culture générale.
Sur
la forme, l’ouvrage est assez court en termes de volume : 132 pages, le
tout dans un format de type livre de poche. Ne vous y trompez pas : c’est
un des points forts de cette publication dans la mesure où son auteur expose
toute sa maitrise du sujet en parvenant à se montrer extrêmement pertinent au
fil des pages et en allant directement à l’essentiel. Le tout, il faut bien l’admettre,
est qui plus est rédigé par une plume particulièrement fine et habile, ce qui en
rend la lecture d’autant plus facile et agréable. Les parties historiques,
descriptives, et analytiques sont par ailleurs agrémentées d’anecdotes et
d’exemples qui rendent le contenu plus intelligible tout en contribuant à
maintenir l’attention du lecteur. Autrement dit, la recette est efficace et
l’ensemble, agréable et intéressant, parvient à capter le lecteur qui ne se
retrouve pas ici noyé dans un imposant volumeréservé au seul public averti. Cette accessibilité est sans contexte
l’un des principaux avantages de cet écrit. L’art de rédiger une synthèse
pertinente est une compétence en soi. Force est de constater que dans ce cas
précis, en dépit de l’étendue du sujet, Mr. Delcorde y parvient avec une aisance
qui semble toute naturelle.
Pour
ce qui est du fond, l’ouvrage se divise en douze chapitres. Après une première
partie relative à l’évolution historique du métier de diplomate – au sen large
– sont abordés les différentes composantes et acteurs de la diplomatie, depuis
le ministère des affaires étrangères jusqu’au consulat en passant, bien
évidemment, par l’ambassade. L’aspect historique n’est alors jamais bien loin.
Ainsi par exemple, la présentation moderne de la fonction d’ambassadeur est
exposée au regard de l’évolution historique de la dite fonction. Comment naquit
la fonction diplomatique ? Comment s’est-elle professionnalisée ?
Comment s’est-elle modernisée en marge des évolutions de l’histoire moderne ?
Quelles sont les différences entre un consul et un ambassadeur ? Autant de
questions qui – parmi bien d’autres – trouvent dans ces pages une réponse. Viennent
ensuite plusieurs chapitres évoquant les principales composantes de ce que l’on
pourrait présenter comme une typologie de l’action diplomatique. Sont ainsi
abordées la diplomatie économique, la diplomatie publique, la diplomatie
multilatérale, la diplomatie des sommets, et enfin, la médiation. Encore une
fois, l’auteur souligne l’aspect évolutif de ces différentes composantes de la
diplomatie, leurs rôles dans les relations internationales contemporaines, et
les défis qu’elles engendrent pour les acteurs en charge de la conduite de ces
diplomaties.
Le
dixième chapitre se penche sur l’épineuse question de la capacité d’enseigner la
diplomatie. Ou, autrement dit, peut-on théoriser et transmettre un savoir et un
savoir-faire qui à bien des égards se rapporte à un art et se pratique – ou se
pratiquerait – dès lors comme tel ? Encore une fois, ne dit-on pas l’art de la
négociation ou encore, plus globalement, l’art de la diplomatie ?
Le
onzième chapitre apparaît comme le plus personnel – du moins me semble-t-il –
du point de vue de l’auteur. Mr. Delcorde se penche ici sur le devenir de
l’action diplomatique au sein de l’ensemble, plus large, des relations
internationales. L’analyse prospective à l’aune de l’histoire caractérise ainsi
cette partie de l’ouvrage qui à mon sens sonne quelque peu comme une conclusion
qui ne dit pas son nom. Or, quiconque s’est un jour essayé à l’exercice de la
projection future dans le domaine des sciences politiques sait à quel point
l’exercice peut s’avérer périlleux. Cela dit, il n’en demeure pas moins
nécessaire, les experts se devant de formuler des hypothèses dans leur(s)
domaine(s) d’expertise, sans quoi ils ne se cantonneraient qu'à expliquer à
postériori "pourquoi" les choses ont évolué comme elles l’ont faite. Fort de
son expérience pratique et de ses larges connaissances théoriques, l’auteur
nous expose ici le cheminement intellectuel ayant conduit à l’élaboration de
son point de vue sur le demain du métier de diplomate. L’accent qui y est mis
sur l’importance de l’empathie – non pas dans le sens de sa définition
communément répandue en tant que synonyme d’une quelconque compassion mais bien
comme étant la capacité à voir et à comprendre le monde et/ou une situation
particulière au travers des yeux d’autrui, de « l’autre » -s’avère, me semble-t-il, particulièrement
pertinent. L’importance de cette leçon devrait d’ailleurs s’étendre bien
au-delà du cercle des diplomates car elle concerne au final l’ensemble d’une
humanité bien trop naturellement encline aux préjugés et autres catégorisations
réductrices.
Le
douzième et dernier chapitre nous présente le portrait de trois diplomates, et
non des moindres : Richard Holbrook (diplomate américain connu notamment
pour son rôle dans la conclusion des accords de Dayton), Alva Myrdal (diplomate
suédoise récipiendaire du prix Nobel de la paix en 1982 pour ses actions en
faveur du désarmement), et Robert Silvercruys (l’une des plus grandes figures
de la diplomatie belge).
Au
final, pour peu que l’histoire et la pratique de la diplomatie (et des relations
internationale) vous intéressent, je ne peux que vous conseiller cet ouvrage particulièrement
pertinent, structuré, et accessible qui m’a – et c’est de loin le plus
important – appris pas mal de choses sur un sujet que j’avais pourtant déjà effleuré
au travers de diverses autres lectures, pourtant plus volumineuses mais moins à
même de faire ressortir clairement l’essentiel.
Pour
les références complètes de l’ouvrage en question : DELCORDE R., Le métier
de diplomate, Bruxelles, Académie Royale de Belgique, 132 p. ISBN :
978-2-8031-0634-9
Face aux menaces de boycott inhérentes à la crise provoquée par la mort de Jamal Khashoggi, l'Arabie saoudite peut-elle user de l'arme pétrolière pour se défendre?
L'Arabie saoudite est sous le feu des critiques depuis l'annonce de la mort du journaliste saoudien Jamal Khashoggi à Istanbul le 2 octobre dernier. Ce virulent critique du pouvoir serait mort étranglé lors d'une rixe, à l'intérieur du consulat saoudien. Vertement critiquée, Ryad a fini par reconnaître qu'une "erreur monumentale a été faite, aggravée par la tentative de la cacher", dimanche soir.
Si Donald Trump a durci le ton ce dimanche, en évoquant des "mensonges et des tromperies" dans le chef de la capitale saoudienne, un risque de sanctions contre l’Arabie saoudite pourrait-il entraîner une crise pétrolière majeure ? L'État saoudien est en effet l'une des trois plus grandes réserves pétrolières au monde, avec le Venezuela et le Canada.
"Sur la question du potentiel de l'Arabie saoudite de provoquer une crise pétrolière, la réponse est affirmative. Par contre, personne n'a intérêt à ce qu'une telle crise se produise. Ni les Etats-Unis, ni même l'Arabie saoudite elle-même. Les Saoudiens sont déjà au coeur de tellement de polémiques - notamment la guerre au Yémen - que ce n'est pas l'Affaire Khashoggi qui risque de bouleverser le cours des choses. Par contre, il est clair que l'affaire suscite une émotion particulière, du fait qu'il s'agissait d'un journaliste exilé aux États-Unis. Certains États pourraient prendre des mesures diplomatiques et "geler" les importations et exportations pour calmer l'opinion publique. Mais attention, l'emploi du mot "geler" est voulu, et sous-entend qu'il y aura dégel", analyse Vincent Eiffling, chercheur associé en relations internationales au CECRI, Centre d'étude des crises et des conflits internationaux de l'UCLouvain.
Les Etats-Unis, alliés historique
Le ministre saoudien de l'Énergie a d'ailleurs déclaré à l'agence russe Tass qu'il n'avait "aucune intention d'imposer à ses clients occidentaux un embargo sur le pétrole (...) et continuera à dissocier le pétrole de la politique." L'Arabie saoudite aurait compris la leçon de l'embargo sur le pétrole de 1973. Le pays avait réduit sa production de pétrole de 5% par mois, afin d'obliger l'armée israélienne de se retirer des territoires arabes occupés, Mais si le résultat à court terme avait été bénéfique pour l'économie de Ryad, à long terme, les pays occidentaux étaient parvenus à réduire leur dépendance au pétrole en favorisant d'autres sources d'énergie comme le charbon, le gaz et le nucléaire.
"Mais toute l'affaire Khashoggi pourrait être instrumentalisée par les Européens afin de faire pression dans le cadre de la question nucléaire iranienne et ainsi mettre l'Arabie saoudite face à ses propres démons. Il faudra de toute façon trouver un bouc-émissaire et tant pour Washington que Ryad, il faudra que cela soit quelqu'un d'autre que le prince héritier Mohammed ben Salmane. Toute la diplomatie américaine est construite autour de cette position d'allié historique de l'Arabie saoudite", poursuit Vincent Eiffling.
Quant au positionnement de la Turquie, qui a déclaré que "toute la vérité" serait faite sur la mort mystérieuse du journaliste Khashoggi, il faut comprendre une grande rivalité entre les deux États. "Ce sont deux grands pays d'influence, avec deux grandes idéologies religieuses, qui s'affrontent. Le wahhabisme pour Ryad et le sunnisme hanafite en Turquie, qui sont deux outils pour propager une image positive de leur État", conclut le chercheur.
Retrouvez le résumé de mon intervention de ce jeudi 18 octobre sur les ondes de La Première (RTBF - Belgique) au sujet de l'Arabie saoudite, de MBS, et bien évidemment du sujet chaud du moment, la disparition (ou plutôt l'élimination) du journaliste saoudien Jamal Khashoggi.
La 73ème AGNU a été le théâtre d'une passe d'armes prévisible entre Donald Trump et Hassan Rouhani. Alors que la survie du JCPOA s'avère incertaine, que l'Union européenne tente tant bien que mal de fournir des garanties suffisantes à l'Iran et que la République islamique connaît une crise économique et commerciale majeure, comment expliquer la situation actuelle et quelles peuvent être ses possibles évolutions ? C'est à ces questions que je tente d'apporter des réponses ou du moins des pistes de réflexion dans ma dernière publication pour le compte du Centre d'Etude des Crises et des Conflits Internationaux (CECRI) que vous pouvez consulter via le lien suivant :
J'étais hier soir l'invité de la radio La Première (RTBF Belgique) pour évoquer la situation de l'accord sur le nucléaire Iranien (JCPOA) et les mesures prises par l'Union européenne en vue de tenter de maintenir l'accord à flot. Retrouvez le podcast de mon intervention ci-dessous.
Ce samedi 22 septembre 2018, la ville d'Ahwaz, capitale de la province iranienne du Khouzestan, a été frappée vers 9h (heure locale) par une attaque terroriste menée par un commando de quatre individus munis d'armes légères automatiques ayant pris pour cible un défilé militaire. Ce défilé prenait place dans le cadre de la journée nationale des forces armées qui commémore le déclenchement de la guerre Iran - Irak, débutée le 22 septembre 1980, et dont la province du Khouzestan fût l'un des principaux théâtres et par conséquent l'une des principales victimes. Le bilan actuel revu à la baisse fait état de 24 morts (le nombre de 29 avait été avancé dans un premier temps) - dont 12 Gardiens de la révolution et plusieurs enfants - ainsi que d'une soixantaine de blessés.
Le Khouzestan, région rurale du Sud-Ouest de l'Iran, constitue la continuation de la plaine mésopotamienne avant les monts Zagros. Province la plus chaude du pays régulièrement balayée par des tempêtes de sable, le climat y est particulièrement austère, de même que la situation socio-économique, l'IDH y étant bien plus faible que dans le reste du pays. Le taux de chômage officiel y est ainsi de 14,5% alors que la moyenne nationale se situe à 11,8%. C'est là un paradoxe dans la mesure où la région possède les plus importantes réserves pétrolières de l'Iran. Peuplée d'Iraniens arabophones, Saddam Hussein en avait fait l'un de ses principaux objectifs militaires lors de la guerre, soit-disant pour en libérer les habitants de la domination iranienne. En réalité, le pétrole constituait sa principale motivation, tout comme le fait qu'une annexion du Khouzestan lui aurait permis d'élargir considérablement la façade maritime de l'Irak après l'humiliation des accords d'Alger de 1975. Or, si le Khouzestan a particulièrement souffert du conflit, ses importantes réserves énergétiques ne lui ont pas autant profité qu'escompté. Si la province a servi de champ de bataille, ses réserves pétrolières ont surtout servi a reconstruire le reste du pays alors qu'elle-même en a proportionnellement moins profitées.
Ce retard socio-économique, couplé à une identité locale qui distingue ses habitants de la majorité des Iraniens, a fait du Kouzestan une terre propice à l'émergence de groupes irrédentistes. Le nombre exact de ces derniers est difficile à établir, de même que leurs modes de fonctionnement, leurs assises populaires, leurs nombres de membres, et leurs méthodes de financement. La seule certitude, c'est qu'ils jouissent d'un soutien financier et logistique en provenance du monde arabe, notamment et surtout en provenance de Riyad, dont les rapports avec Téhéran se sont particulièrement tendus au cours de ces dernières années. Par ailleurs, beaucoup soupçonnent les néoconservateurs d'avoir encouragé un soutien américain envers ces groupes du temps où ils étaient influents dans les arcanes de la Maison Blanche, lors du premier mandat de G.W. Bush. La nomination de John Bolton au poste de Conseiller à la sécurité nationale par Donald Trump a relancé les rumeurs d'un soutien américain envers certains de ces groupes ; Bolton étant un partisan reconnu de la déstabilisation du régime depuis l'intérieur. Il avait d'ailleurs publié un mémorandum en ce sens sur le site de la revue National Review, appellent l'administration américaine à accentuer son soutien aux groupes irrédentistes du Khouzestan, ainsi qu'à ceux du Kurdistan et du Balouchistan iranien.
Pour l'heure, le flou demeure quant à la responsabilité du groupe derrière l'attaque d'Ahwaz. Nous retrouvons sans grande surprise l'EI parmi les auteurs potentiels. L'organisation a en effet revendiqué l'évènement en diffusant un communiqué via son agence de presse Amaq dans lequel elle endosse la responsabilité de l'évènement tout en affirmant que le président iranien Hassan Rouhani était présent sur les lieux. Or, si le président était bien présent à un défilé, c'était à celui de Téhéran. L'EI a donc publié par la suite un autre communiqué dans lequel il n'était plus fait mention du président iranien. Ce cafouillage autour des évènements a suscité l'impression dans un premier temps que l'EI menait ici une tentative de récupération et que cette piste n'apparaissait pas sérieuse. Les choses se sont avérées plus compliquées par la suite, nous y reviendrons.
NOTE : A la vue des derniers développements, il semble cependant que les autorités iraniennes soient en train de privilégier la piste de la branche dissidente de l'ASMLA basée au Danemark (voir plus bas). Il convient d'ailleurs de signaler que l'Iran pourrait avoir de bonnes raisons d'orienter sa version officielle vers celle d'un groupe séparatiste interne. En effet, sur le plan de la politique intérieure, la République islamique n'a de cesse de clamer qu'elle a vaincu l'EI en Irak et en Syrie. Une frappe de l'EI sur le territoire iranien (la deuxième après celle survenue à l'été 2017) signifierait donc un aveu d'échec alors que Téhéran revendique haut et fort sa capacité à assurer la sécurité de son territoire à l'égard des menaces extérieures ; cela pourrait donc illustrer une volonté de ne pas perdre en crédibilité sur ce point à l'égard de la population iranienne. Qui plus est, sur le plan de la politique étrangère, la piste d'un groupe local financé par des agents extérieurs rejoint les éléments classiques de la rhétorique du régime iranien qui lui permet de blâmer les puissances étrangères hostiles à son encontre. A la veille de l'Assemblée générale des Nations-Unies, cela pourrait constituer un élément à mettre dans la balance pour l'Iran dans son bras de fer qui l'oppose aux Etats-Unis, à l'Arabie saoudite et à Israël. Cela dit, ce ne sont que des hypothèses et en aucun cas des affirmations, la piste de l'EI est peut-être véritablement à rejeter ; difficile de porter un jugement définitif pour l'instant.
Quelques heures après ces deux communiqués la branche de l'EI pour le Khorasan (ISIS Wilayah Khorasan - active en Iran, en Afghanistan et au Pakistan) a également publié un communiqué revendiquant l'attaque d'Ahwaz.
Quelques heures plus tard, Amaq publiait une vidéo montrant trois des assaillants à bord d'un véhicule, deux d'entres-eux s'exprimant en arabe, un troisième en persan.
Sur cette vidéo, les individus sont équipés d'uniformes iraniens des Gardiens de la révolution et de la milice paramilitaire du régime, le Basidj, reconnaissable notamment grâce à son keffieh très distinctif qui apparaît clairement sur la vidéo. Ils évoquent le djihad contre les Iraniens qu'ils qualifient de "kafir"- comprenez des incroyants/infidèles - arguant que pour leur part ils représentent le véritable islam (sic).
Il apparaît que les individus de la vidéo sont bien ceux ayant perpétré l'attaque à Ahwaz, comme en atteste la comparaison avec les photos des terroristes abattus et diffusées entre autre par les médias iraniens et les réseaux sociaux.
Cette vidéo pourrait constituer une preuve sérieuse de l'implication de l'EI dans l'attaque de samedi. Cela dit, une branche dissidente de l'ASMLA basée au Danemark (mentionnée plus haut et développée plus bas) a accusé sur les réseaux sociaux l'EI de lui avoir volé la vidéo (comment ?!?) et d'avoir usurpé la revendication de l'attaque. Chronologiquement, ce groupe dissident de l'ASMLA a été le premier à revendiquer l'attaque dans un entretien de leur porte-parole avec la chaine Iran International basée à Londres et financée en partie par l'Arabie saoudite (voir Infra). Cela dit, cette affirmation de vol de la vidéo s'avère pour le moins étrange et la question de sa crédibilité demeure. Il faut aussi remarquer que d'ordinaire, les groupes irrédentistes actifs au Khouzestan ne font guère mention de desseins religieux et se contentent de discours aux relents nationalistes agrémentés de revendications territoriales. D'un autre côté, les individus présents sur la vidéo ne font nullement mention de leur appartenance à l'EI et ne jure à aucun moment fidélité à Abou Bakr al-Bagdhadi comme cela a déjà été observé dans d'autres vidéos de ce type publiées par l'EI. Donc, si - et je dis bien si - la revendication de l'EI devait être infondée et que c'est bien cette branche de l'ASMLA qui est impliquée, cela signifierait que des changements s'opèrent dans la structure et les modes opératoires de certains groupes du Khouzestan. Stratégiquement, cela pourrait (conditionnel) s'expliquer par la volonté de ratisser et de recruter plus large, ces groupes n'ayant généralement pas une assise populaire très importante. Pour l'heure, rien ne permet de départager - selon moi - avec certitude ces deux pistes : celle de l'EI et celle de la branche dissidente de l'ASMLA ; chacune ayant ses éléments à charge et à décharge.
Pour ce qui est des réactions iraniennes, le ministre des affaires étrangères Javad Zarif a réagi assez rapidement en accusant sur Twitter des puissances étrangères d'être coresponsables de l'attaque, sans apporter plus de précisons.
Le Général Ramezan Sharif, porte parole des Gardiens de la Révolution, a quant à lui été plus explicite en pointant ouvertement du doigt le rôle de l'Arabie saoudite dans une déclaration reprise par l'agence de presse officielle iranienne ISNA :
S'il est ici bien fait mention d'un groupe combattant pour la libération de la région d'Ahwaz, aucune autre précision supplémentaire n'est apportée, ce qui maintient le flou dans la mesure où, comme précisé précédemment, plusieurs groupes coexistent dans la région.
Cette incertitude se retrouve dans les propos du président Rouhani qui a appelé les services de sécurité à "rapidement identifier" les auteurs de l'attaque tout en précisant que celle-ci engendrerait une réponse "écrasante", et que "ceux qui financent le terrorisme doivent être tenus pour responsable". (Source : ISNA)
Cela dit, ce lundi 24 septembre, le Guide a nommément accusé l'Arabie saoudite ainsi que les Emirats Arabes Unis via son compte Twitter d'être les sponsors du groupe incriminé dans l'attaque, leur promettant une punition à venir.
Par ailleurs, les médias iraniens pointent également du doigt la télévision Iran International, cofinancée par l'Arabie saoudite et basée au Royaume Uni, selon laquelle le porte-parole du groupe armé à l'origine de l'attaque aurait revendiqué celle-ci. Dans l'entretien téléphonique ci-dessous, l'individu en question, Yagoub Hor Altasteri (retenez bien ce nom), se présente comme le porte-parole du "Mouvement Al-Ahwaz" et évoque une attaque "légitime" en parlant toujours à la première personne du pluriel lorsqu'il évoque la "Résistance Nationale d'Ahwaz". Il parle d'une attaque perpétrée par des jeunes de la région contre l'occupation de celle-ci par l'Iran. Chronologiquement, cette interview est apparue avant que le régime iranien ne communique sur l'attaque et bien avant que l'EI ne revendique celle-ci. Le fait qu'il parle à la première personne du pluriel donne véritablement l'impression que lui et son mouvement s'accapare la responsabilité des évènements.
L'ambassadeur iranien à Londres, Hamid Baeidinejad, a vivement condamné l'interview conduite par Iran International et a annoncé sur Twitter qu'il comptait se plaindre auprès de l'Ofcom (Office of communication ; l'autorité régulatrice des télécommunications au Royaume-Uni) afin d'enquêter sur ce qu'il qualifie de "diffusion honteuse" menée avec un "porte-parole d'un groupe terroriste".
Après enquête, il s'avère que Yagoub Hor Altasteri possède un compte Twitter actif depuis 2012 et qu'il s'y présente bien comme le porte-parole d'un groupe affilié à l'ASMLA et basé au Danemark.
Sur ce compte, qui reprend d'ailleurs l'adresse internet officielle de l'ASMLA (http://ahwazona.net), Yagoub Hor Altasteri a publié plusieurs messages, se félicitant de l'attaque et dénonçant la tentative de récupération (selon lui), de cette dernière par l'EI. Un message particulièrement évocateur publié ce 24 septembre tranche avec certaines de ses déclarations dans les divers médias : il s'y réjouit des résultats obtenus par la résistance d'Al-Ahwaz dans l'attaque de ce 22 septembre et appelle à défendre fermement la réputation de la cause ahwazi ; faisant sans doute ici allusion aux autres versions existantes dans la presse quant aux auteurs de l'attaque.
Cela dit, il convient de préciser que pour l'heure, aucun des groupes soupçonné ou mentionné n'a publié un communiqué officiel - sur son site internet ou sur son compte Twitter officiel - revendiquant l'attaque. Ceci pourrait cependant tout à fait changer dans les heures/jours à venir.
Ce communiqué vient jeter le trouble dans la mesure où Yagoub Hor Altasteri se présente bien comme le porte-parole de l'ASMLA et que ses propos sont pour le moins ambigus ou contradictoires. Son compte Twitter personnel renvoie d'ailleurs vers le site officiel de l'ASMLA même si lui-même ne fait aucune mention du communiqué précité. Le communiqué de l'ASMLA fait pour sa part référence à un "petit groupe se revendiquant de l'ASMLA" mais qui aurait été exclu de l'organisation et serait le fruit d'une "scission survenue en 2015". Après enquête, il apparaît que ce communiqué fait bien référence à Mr. Altasteri et à son groupe. En réalité, la branche originale de l'ASMLA est basée aux Pays-Bas alors que le groupe de Mr. Altasteri est basé au Danemark. La branche originale de l'ASMLA rejette officiellement tout lien avec Mr. Altasteri et son groupe et nie officiellement toute implication dans l'attaque terroriste survenue à Ahwaz.
Dans cette interview, il y déclare que l'ASMLA "ne sait rien au sujet des détails (de l'opération)", "n'a rien à voir avec le planning", et "n'a pas vraiment de contact" avec les auteurs de l'attaque d'Ahwaz. Il reconnait tout de même que les auteurs appartiennent au Ahwaz National Resistance. Autrement dit, il semble dire "c'est nous tout en n'étant pas nous directement"... Autant dire que tout cela n'est pas clair. Sur la défensive, il répète que l'ASMLA opère selon lui en conformité avec les lois danoises. Pour rappel, la branche originale de l'ASMLA - basée aux Pays-Bas - rejette tout lien avec Mr. Altasteri.
Par ailleurs, outre le site internet de l'ASMLA précité (http://ahwazona.net), d'où provient le communiqué et qui apparait sur le compte Twitter de Yagoub Hor Altasteri (alors que les deux se contredisent), il apparait qu'il existe également un autre site internet se présentant comme celui de l'ASMLA : http://ahwazna.org
Ce dernier ne comprend ni communiqué de revendication, ou de rejet d'une quelconque responsabilité dans l'attaque de ce 22 septembre. Il apparaît également impossible de savoir s'il est lié au premier site énoncé où s'il a un quelconque lien avec la scission évoquée dans le communiqué de l'ASMLA précité.
Donc, pour résumer,nous avons ici la branche originale de l'ASMLA basée aux Pays-Bas qui réfute tout lien avec Mr. Altasteri qui appartient pour sa part à un groupe issu d'une scission de l'ASMLA survenue en 2015 et basé au Danemark. Ce dernier groupe, qui se présente également comme l'ASMLA, appartient à un ensemble plus large, le Ahwaz National Resistance auxquels les assaillants de l'attaque de samedi seraient liés - selon Altasteri - sans être directement affiliés au groupe dissident de l'ASMLA présent au Danemark et représenté par Mr. Altasteri. Cela commence à être clair ?
Un certain nombre d'observateurs de la politique iranienne ont en effet pensé initialement que l'APDF pourrait avoir un rôle dans l'attaque d'Ahwaz en raison d'un message publié sur son compte Twitter la veille de l'attaque et appelant à défier l'autorité iranienne par diverses actions :
Enfin, le Pr. Abdulkhaled Abdulla, réputé proche du pouvoir émirati et dont l'on dit qu'il serait l'un des conseilleurs de la famille royale (notamment le prince héritier et MoD Mohammed ben Zayed Al Nahyane) en matière de de politique étrangère, de défense et de sécurité, n'a pas hésité à déclarer sur Twitter que cette attaque n'avait rien d'un acte terroriste dans la mesure où elle ciblait des militaires, faisant fi du fait que sur les 24 décès à déplorer, 12 seulement sont à comptabiliser dans les rangs des forces armées. Si ce point de vue a de quoi choquer, il est cependant assez représentatif de la perception dominante à l'égard de l'Iran de l'autre côté du Golfe persique.
Moshen Rezaï, ancien commandant en chef des Gardiens de la révolution et membre du Conseil de discernement de l'intérêt supérieur du régime n'a pas manqué de réagir à cette déclaration en publiant un tweet particulièrement virulent et menaçant à l'égard du professeur émirati.
Les réactions à l'attaque ont également été nombreuses sur les réseaux sociaux, notamment Twitter. Plusieurs partisans des différents groupes ont revendiqué l'attaque et bien que des déclarations individuelles émises par de simples sympathisants/membres ne puissent être considérées comme une déclaration officielle, cela n'a pas manqué d'accentuer la confusion.
Enfin, les détracteurs les plus durs du régime iranien, notamment une partie de la diaspora proche des mouvements d'opposition, ne manque pas de soit afficher sa satisfaction quant à l'attaque, espérant que celle-ci inaugurera une ère d'instabilité à même de faire chanceler le régime, soit de clamer qu'il s'agit ici d'un complot ourdi par le régime lui-même afin d'apeurer la population et d'ainsi pouvoir justifier un durcissement des mesures sécuritaires à travers le pays. Il faudrait alors que l'on m'explique comment une attaque réussie contre les Gardiens de la révolution - ce qui est en soi un constat de faiblesse - symbole de la force du régime, peut être au final une bonne chose pour la République islamique...
Quoi qu'il en soit, si cette attaque pourrait donner des idées et peut-être même représenter un encouragement pour les groupes irrédentistes présents à travers l'Iran (au Khouzestan, au Kurdistan ou encore au Balouchistan), il n'en demeure pas moins que ces groupes jouissent traditionnellement d'une assise populaire assez limitée. Le risque de nouveaux attentats n'est bien évidemment pas à exclure mais ces régions ne sont pas non plus sur le point de sombrer dans la guerre civile. La province du Khouzestan en est un parfait exemple. En dépit de ses nombreux groupes d'opposition au régime et de ses difficultés internes, la région possède une population assez divisée sur le sujet de l'autonomie. Beaucoup se sentent profondément iraniens, d'autres préfèrent demeurer sous la domination de Téhéran plutôt que de risquer un saut dans l'inconnu qui les conduirait sans doute à tomber dans l'escarcelle de Bagdad ou de Riyad. La question n'est donc pas simple et la population concernée est bien loin de constituer un ensemble homogène. Saddam Hussein en avait fait les frais en son temps.
Au final, je le rappelle, il est impossible d'exclure totalement l'une des deux pistes (EI ou branche dissidente de l'ASLMA) à la vue des éléments disponibles actuellement. Les autorités iraniennes privilégient pour leur part la piste de l'ASLMA sans tenir compte - pour l'instant - des communiqués de l'EI.
En revanche, ce qui semble certain, c'est que de manière générale, à travers le pays, cette attaque va avant tout ressouder la population derrière le régime. Les Iraniens demeurent - pour des raisons historiques - viscéralement hostiles aux ingérences étrangères et même si le mouvement à l'origine de l'attaque possède des racines régionales, ses très possibles accointances avec le royaume saoudiens ne manqueront pas de réveiller le nationalisme iranien. Au-delà de cela, le régime n'aura aucun mal à convaincre (à tort ou à raison?) sa population d'une implication américaine et/ou israélienne étant donné l'état d'esprit de la population. L'assistance militaire de Washington à l'égard de Riyad (47 milliards de dollars en 40 ans), suffit à elle seule pour convaincre beaucoup d'Iraniens que si les Saoudiens sont impliqués, alors les Américains le sont également, même si ce n'est que de manière indirecte. Les déclarations plus qu'hostiles - et récurrentes - de Mohammad ben Salman - dit MBS -le prince héritier tout puissant du royaume à l'égard de l'Iran (notamment des menaces de guerre) apparaissent d'ailleurs ici comme un élément à charge dans l'évaluation d'une possible responsabilité saoudienne. En mai 2017, il avait d'ailleurs déclaré vouloir transposer la lutte entre Riyad et Téhéran sur le sol iranien. L'année suivante, en mars 2018, il n'avait pas hésité à comparer le Guide suprême iranienne Ali Khamenei à Adolf Hitler. Pour ce qui est des Etats-Unis, les actuels responsables du dossier iranien à la Maison Blanche (Bolton et Co.) ne contribuent certainement pas à calmer les esprits.
Il est également à souligner que de tous les Etats de la péninsule arabique, seul le Sultanat d'Oman et le Qataront publié un message de condoléance à destination des autorités iraniennes et du peuple iranien.
Aux Emirats Arabes Unis, Anwar Mohammed Gargash, ministre d'Etat pour les affaires étrangères, a regretté sur Twitter les accusations formulées par l'Iran à l'encontre des EAU et rappelé la position officielle de son pays contre le terrorisme.
Quant à l'attaque elle-même, certains commentaires lus de manière répétée sur les réseaux sociaux méritent un petit éclaircissement :
"Les assaillants portaient des uniformes des Gardiens de la révolution, cela est très difficile à trouver, cela prouve qu'il y a complot".
==> NON ! Donnez moi 30 minutes dans le bazar de Téhéran et je vous rapporte tous les uniformes que vous souhaitez. Les bazars iraniens regorgent de vendeurs de surplus militaires.
"Les militaires n'ont pas répliqué immédiatement avec leurs armes, cela prouve qu'ils étaient dans le coup, c'est un complot orchestré par le régime".
==> NON ! Les militaires ne défilent jamais avec un chargeur plein ou une munition dans la chambre ! Bien souvent d'ailleurs, les chargeurs ne sont pas sur les armes. Autrement dit, les militaires du défilé étaient bien incapables de riposter.
"Les Gardiens de la révolution sont le pilier du régime, des troupes d'élites coupables de multiples crimes, tant mieux s'ils ont été pris pour cible".
==> Bon, les Guardiens, en tant qu'institution (pour ne pas dire corporation), sont bien l'un des piliers du régime. Mais cela concerne avant tout leurs élites et leurs capacités économiques ! Les soldats pris pour cible lors de l'attaque étaient pour certains des jeunes gens effectuant leur service militaire ! Enormément de jeunes choisissent les Gardiens pour leur service dans la mesure où celui-ci y est considéré comme moins dur et moins contraignant que dans l'armée régulière (Artesh).